Simone Bloch
Pour ce travail biographique, nous avons choisi de nous concentrer sur le parcours de deux personnes du convoi 77, le dernier grand convoi de déportés qui quitte Paris- Drancy en destination d’Auschwitz. Leur parcours avant, pendant et juste après la 2nde guerre mondiale, mais aussi le moment où, lors de la première décennie des années 2000, il leur semble essentiel de faire le travail de mémoire à destination d’un public plus large que leur entourage familial.
Les biographies de Simone et Lison Bloch sont réalisées dans un seul ensemble, car les deux sœurs n’ont jamais été séparées dans l’adversité ; c’est ce qui a fait leur force pendant les terribles périodes de l’emprisonnement, de la déportation, puis de l’enfermement dans le camp de Auschwitz-Birkenau (Pologne) et ensuite celui de Kratzau (aujourd’hui en république Tchèque). C’est ce « fil de vie invisible » qui les relie, qui les aide à surmonter l’indicible, l’effroyable inhumanité des nazis et de leurs acolytes, puis qui les pousse à raconter, sur le tard, leur parcours.
Notre professeur d’histoire nous a fait étudier la parole de ces témoins de la Shoah ; elle a eu le privilège de rencontrer Simone Bloch (Guinchard) dans le cadre de projets pédagogiques, et nous a dit à plusieurs reprises combien elle avait été frappée par son extraordinaire capacité de résilience, et par sa bonté d’âme : souvent, Simone cherchait à excuser le comportement de ceux qui nous semblent inexcusables : les sympathisants pétainistes, les dénonciateurs, les fonctionnaires zélés qui excluent les enfants juifs des piscines et des compétitions régionales…
Simone Bloch est née à Strasbourg, en Alsace (France), le 9 mai 1926. Sa cadette, Lison Bloch, est aussi née à Strasbourg le 3 mars 1928. Leurs parents sont Edmond Bloch, né le 5 septembre 1900 à Lausanne (Suisse), et Jeanne Bloch, née Brunschwig le 2 avril 1902 à Bâle (Suisse). Ils ont également un fils, Michel, né le 12 août 1930 à Strasbourg.
Edmond et Jeanne Bloch, années 1920
Toute la famille est française, et Edmond a combattu dans les rangs de l’armée française durant la première guerre mondiale. Il est très patriote, et c’est pour cela qu’il refuse d’installer sa famille en Suisse, où vit pourtant sa propre mère, ainsi que des oncles et tantes. Il disait « Je suis Français avant d’être juif ».
Avant la 2nde guerre mondiale, la famille Bloch vit à Strasbourg, où Edmond est représentant de commerce. Lorsqu’elles sont petites, Simone et Lison ne sont pas vraiment confrontées à l’antisémitisme, mais les choses changent à la fin des années 1930. Lison se souvient que « en 1937-1938, on nous jetait des cailloux en criant 'sales Juifs’ ». Elle découvre alors qu’elle est perçue comme différente, et indésirable.
Après la débâcle de l’armée française face à la Wehrmacht, en mai-juin 1940, les Bloch quittent l’Alsace et partent vers le sud. Ils s’installent d’abord à Annemasse en Haute-Savoie, tout près de la frontière suisse (leur grand-mère vit près de Genève), puis à Aix-les-Bains, en Savoie, au numéro 64 de la rue Victor Hugo. C’est dans cette ville qu’ils se voient soumis aux lois d’exclusion visant les Juifs, lois décrétées par le régime collaborationniste de Vichy à partir de 1940.
Simone adorait nager, et pratiquait la natation à un bon niveau sportif, puisqu’elle a gagné le championnat Dauphiné-Savoie au début du conflit, et a été sélectionnée pour le championnat de France ! Mais elle a été exclue de cette compétition parce que juive.
À Aix les Bains, Lison et Simone, et leur frère Michel, sont scolarisés normalement, et leur vie s’écoule avec difficultés certes, mais sans la crainte d’être l’objet des persécutions nazies. La Savoie est alors occupée par l’armée italienne, ce qui représente une sorte de répit. La situation évolue à partir de 1942 : en août il y a, à Aix, une rafle visant les personnes juives étrangères ; 63 personnes sont arrêtées puis internées à Ruffieux avant d’être transportées à Drancy. Le 30 décembre 1942, tous les Juifs de Savoie sont recensés. Le débarquement militaire des Alliés en Sicile et l’effondrement de l’Italie fasciste a un effet désastreux pour les Juifs installés en Savoie. À la fin de l’été 1943, la famille Bloch quitte Aix les Bains, où ils sont en butte à des voisins hostiles qui ne cessent de voir en eux « des drôles de gens » ; Edmond Bloch craint une dénonciation. En carriole, ils montent dans le massif des Bauges pour s’installer dans un petit village, École-en-Bauges.
Le 8 septembre 1943, les Allemands prennent possession de la Savoie, après l’armistice signé par les Italiens et le retrait de leurs troupes. Peu après, la Gestapo installée à Chambéry, mène plusieurs rafles dans les villes savoyardes, visant les Juifs.
À École, la vie de la famille Bloch est plutôt paisible. Ils sont connus sous le nom de Blache, mais les autorités administratives et religieuses sont informées de leur statut de Juifs.
Simone et Lison ont toutes les deux un numéro tatoué sur le bras ; le matricule A16674 pour Simone et A16675 pour Lison. Elles ont été marquées à Auschwitz, après le tri sur la rampe d’arrivée des trains où les nazis ont déterminé qu’elles étaient aptes au travail forcé.
Comment sont-elles passées de la quiétude du village d’École-en-Bauges à la barbarie planifiée du camp d’Auschwitz-Birkenau ?
sa sœur Simone à École au début de l’été 1944
Dans le village, les Bloch sont bien intégrés : les enfants vont à l’école (en 1943-1944, Simone était en 3e au collège du Châtelard et y allait à vélo) et Edmond participe aux travaux agricoles, aide pour les foins, et ensuite joue aux cartes avec les villageois au bistrot. Toute la communauté sait qu’ils sont juifs, mais personne ne le mentionne, ils vont à la messe pour donner le change et ils se sentent plutôt protégés car il n’y a pas là-haut de miliciens ou de pétainistes.
Plusieurs familles des Bauges hébergent des enfants juifs, ils y sont en sécurité jusqu’à la fin du conflit.
Au début de juillet 1944, les forces nazies, plusieurs milliers d’hommes appuyés par des miliciens, investissent le massif des Bauges : ils veulent à la fois éliminer les résistants qui s’y trouvent, et « ratisser » les Juifs cachés. Le gouvernement de Vichy a prévu de regrouper 100.000 personnes de confession juive en France, pour ensuite les déporter vers l’Est dans le cadre de la « Solution Finale ».
Le 4 juillet, la famille Bloch est prévenue de l’arrivée imminente des nazis. Ils partent se cacher dans les bois au-dessus de Jarsy, en compagnie d’une autre famille, les Meyer. Lison et Simone racontent une nuit de cauchemar : il pleuvait, il faisait très froid. Au petit matin, pensant que les Allemands sont partis, ils redescendent dans le hameau de Belleville où ils comprennent leur erreur : il y a des guetteurs et les habitants du lieu refusent de les cacher. Ils se dissimulent tous dans une grange à foin où ils sont vite arrêtés.
Leur arrestation le 5 juillet 1944 à Belleville est un « moment d’épouvante » : ils sont tous alignés contre un mur. Puis les pères de famille sont abattus dans le dos, et dépouillés de leurs biens par les exécuteurs. Femmes et enfants sont amenés à École, dans les caves de l’hôtel Burgod, là où se trouvent déjà des résistants qui ont eux aussi été arrêtés. Ils y restent une nuit et un jour entier, sans manger.
Lison et Simone sont comme anesthésiées par ce qu’elles ont vécu un peu plus tôt. Elles assistent aux tortures infligées aux jeunes résistants du village. Le 6 juillet, l’officier Henson, qui dirige les forces nazies, décide de l’exécution de 57 résistants, dont des jeunes de 16 ans, et ordonne de brûler le village de Jarsy, avant de quitter les lieux.
Les prisonniers juifs partent en camion vers Chambéry, et sont ensuite transférés à Lyon à la prison de femmes Saint-Joseph, puis le 22 juillet 1944 vers le camp de Drancy près de Paris.
Fiches d’écrou de Lison Bloch à Lyon, 1944
Fin juillet 1944, les Alliés ont débarqué en Normandie depuis plus de deux mois, et leurs troupes libèrent peu à peu la France, avec l’aide des résistants et des troupes de la France Libre. Pourtant les nazis et les autorités de Vichy continuent à déporter vers l’Est.
Lettre envoyée par Jean Ditesheim à l’ambassade des États-Unis à Berne, en décembre 1944, pour connaître le sort de la famille Bloch. Source : US Holocaust Memorial Museum, Washington, USA
Jeanne, Michel, Lison et Simone Bloch font partie du convoi 77, qui quitte Drancy en direction d’Auschwitz en Pologne, le 31 juillet 1944. C’est le dernier grand convoi de déportés « raciaux » qui part de France.
C’est un voyage difficile de plusieurs jours, dans des wagons à bestiaux, sans nourriture, sans hygiène ni confort. Arrivés sur la rampe de triage, la famille est séparée : Lison et Simone vont à gauche et Jeanne et Michel partent à droite. Ils ne se reverront jamais.
Simone se souvient qu’il y avait dans le convoi plus de 300 enfants de 2 à 18 ans des orphelinats de l’UGIF, qui sont partis du même côté que sa maman et son frère. Elle disait « Auschwitz, c’est un enfer où on arrive encore civilisé, avec des bagages, qu’on nous interdit de prendre. Les chiens sont terrifiants, la lumière nous aveugle, les militaires utilisent leurs fouets ». D’autres détenues expliquent rapidement aux deux sœurs ce que sont devenus leurs mère et frère ; elles en ont pleuré plusieurs jours.
Simone et Lison sont restées trois mois à Auschwitz, du 3 août au 28 octobre 1944. Elles ont passé trois sélections faites par le sinistre docteur Mengele. Lors de ces sélections elles étaient nues dans le froid, les mains ouvertes ; elles faisaient bien attention à ne pas se mettre l’une derrière l’autre, pour éviter un tri arbitraire. Une fois, Simone a dû se battre pour récupérer sa petite sœur, et a été copieusement battue et humiliée par les gardiens, mais a réussi à la sauver.
« Les mois passés à Auschwitz Birkenau, c’est l’horreur et le désœuvrement ; on est dans les blocs, on dort à 7 dans des châlits sur 3 niveaux, infestés de vermine. Le matin, on hurle pour faire lever les gens qui vont à la place d’appel. L’appel dure 3 à 4 heures, une gardienne nous compte indéfiniment, en allemand, dans un sens puis dans l’autre. Nous sommes en haillons, dans le froid.
Après l’appel on nous distribue un infâme breuvage et un petit morceau de pain qui doit nous servir jusqu’au lendemain matin. Puis on transporte des meubles lourds, des machines à coudre d’un côté du camp à l’autre, puis inversement. C’était une tâche absurde.
On est souvent désœuvrées. La principale activité c’est entretenir sa mémoire sur tel et tel sujet, le nom des ascenseurs, les recettes de cuisine. On se régale de parler cuisine car on a très faim. On est anéanties, résignées, on ne se révolte même pas. (…) On ne se lavait jamais, on était couvertes de vermine, on allait à la désinfection régulièrement. »
En octobre 1944, Simone, Lison et d’autres détenues sont transférées au camp de travail de Kratzau pour être employées dans une usine d’armement, à l’atelier de peinture hautement dangereux. Leurs conditions de vie et de travail sont toujours horribles, mais on leur donne un verre de lait par jour.
L’armée soviétique libère le camp le 9 mai 1945, le jour du 19e anniversaire de Simone. La guerre est finie en Europe !
Peu après elles rentrent en France, à l’hôtel Lutétia, où sont regroupés les anciens déportés. On leur rase les cheveux à cause des poux dont elles sont couvertes.
Simone de retour de déportation « cette photo en dit long, car j’ai un regard mort » dit-elle.
À leur retour à Paris les sœurs sont traumatisées par tout ce qu’elles ont vécu en quelques mois seulement, et surtout par la perte de leur famille. Simone apprend qu’elle a eu son brevet, qu’elle avait passé à Chambéry très peu de jours avant l’arrestation. Elle trouve vite du travail pour subvenir à leurs besoins, car elle veut que sa petite sœur, Lison, aille à l’école. Elle raconte que la déportation et les conditions abominables de leur enfermement les ont rendues « comme des sauvages » : elle mange avec les mains, elle se mouche dans ses doigts, elle crache par terre…
Simone et Lison résident ensuite en Suisse pendant un an, chez leur tante Amélie (en fait un grand-oncle et une grand-tante) ; leur tante avait le souci de les marier rapidement, et leur demandait de ne rien dire sur leur expérience concentrationnaire pour « ne pas en souffrir » mais Simone précise que c’était plutôt parce que « ils ne pouvaient pas entendre ». De ce moment-là de sa vie, elle dit « j’en voulais au monde entier ». Elle n’ose pas parler d’Auschwitz « au début, je n’avais qu’une peur, c’est qu’on ne me croie pas, tellement cette histoire était invraisemblable. (…) J’ai préféré me taire. »
Dans les années 1950, les deux sœurs se marient : Simone devient Mme Guinchard et se convertit au protestantisme. Lison devient Mme Malmanche. Toutes deux reconnaissent que c’est seulement à la naissance de leurs enfants qu’elles ont ressenti une « renaissance ».
Elles retrouvent régulièrement leurs camarades de misère, les anciennes déportées d’Auschwitz et de Kratzau. Simone, à la retraite, devient visiteuse de prison aux Baumettes à Marseille.
Ce n’est que dans la dernière partie de leur vie qu’elles se mettent à témoigner et à partager leur expérience concentrationnaire, toujours avec la plus grande modestie et avec bienveillance. Un livre, Du rab de vie, et plusieurs articles de presse leur ont été consacrés, ainsi qu’un film documentaire réalisé par Isabelle Dupérier, Contre le mur de ma maison.
Simone intervenant dans un lycée de Savoie en 2010.
Lison est décédée en 2010 et Simone en 2013.
NB : toutes les citations en italiques sont les retranscriptions de témoignages de Simone.
Je suis très ému de lire cette biographie de Simon et Lison, camarades de déportation de ma mère, Régine Skorka Jacubert, avec qui elles ont entetenu une amitié fidèle toute leur vie durant. Le voyage mémoriel de 1993 permit à toutes ces amies, Yvette Lévy et Suzanne Boukobza comprises, de se retrouver à Chrastava, nouveau nom slavisé de Kratzau après la guerre.
Merci beaucoup de votre travail.
Serge JACUBERT
Frère de Serge et en complément de son témoignage, je connais les admirables soeurs Bloch depuis plus de 20 ans car notre maman, l’une des plus âgées du groupe et expérimentées par sa résistance avec son frère Jérôme groupe UJRE de Lyon et leur arrestation par Klaus Barbie, avait pris assez rapidement la „direction” de ce groupe et avait organisé avec le consulat français une réception par la mairie de Chrastava, l’école et l’apposition d’une plaque commémorative. Les enfants tchèques avaient chanté et le journal local avait dédié une page à la cérémonie.
Le groupe de Chrastava se réunissait chaque année le 9 mai en commémoration de la libération du camp par l’armée russe qui avait dans ces rangs de nombreux tchèques.