Henri Levin, 1908-1945
Ci-contre, Henoch Lewin en 1923 et 1926, demandes de passeport, Archives d’État de Lituanie.
La biographie d’Henri Levin a été élaborée par deux élèves de 3e du Lycée International Français de Vilnius, où Henri Levin est né, à partir de documents collectés sur Internet par leur professeur d’Histoire-Géographie pendant la période du confinement. Les élèves ont aussi travaillé sur la contextualisation historique, en faisant des recherches notamment sur la Légion étrangère et les marches de la mort.
Sources:
Pour les recherches nous avons pu consulter :
- l’acte de naissance d’Henri Levin à Vilnius, dans les registres juifs de la ville conservés aux Archives Historiques de Lituanie ;
- les demandes de passeport de sa famille à Vilnius en 1923, conservées aux Archives d’État de Lituanie, ce dossier contenant aussi les passeports acquis en 1916 sous l’occupation allemande ;
- la demande de passeport d’Henri Levin effectuée en 1926 pour partir en France, conservée aux Archives d’État de Lituanie ;
- la table des thèses soutenues à la Faculté de Médecine de Paris en 1939 ;
- les listes d’engagés volontaires en 1939, publiées sur le site du ministère des Armées „Mémoire des Hommes” ;
- un courrier du Service historique de la Défense (Ministère des Armées)
- les documents du mémorial de Mauthausen, publiés sur le site arolsen-archives.org (centre international de recherche sur les persécutions nazies).
L’enfance à Vilnius
Henri Levin est né en réalité sous le nom d’Henoch Lewin à Vilnius, le 5 mai 1908, comme l’indique l’acte de naissance conservé dans les registres juifs de la ville, qui fait alors partie de l’empire russe.
Les provinces occidentales de ce dernier abritent une population juive très importante : avant son absorption par l’empire tsariste à la fin du XVIIIe siècle, le Grand Duché de Lituanie, qui s’étendait à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne de la mer Baltique à l’Ukraine, a accueilli un grand nombre de Juifs, qui par leurs compétences artisanales et commerciales ont aidé au développement du pays. Vilnius était même surnommée la „Jérusalem du Nord”.
Le père d’Henoch, Abraham Lewin, était un tailleur originaire d’Iwie en Biélorussie. La mère, Sheina Khaya, venait de Varėna, en Lituanie. Le couple a eu deux enfants : Henoch, et sa sœur Leïa, née en 1909. La famille habite dans le centre historique de la cité, à proximité du quartier juif, et semble relativement aisée : en 1923, la famille vivait au 2-2 rue Hetmanskaïa (Etmonų gatvė en lituanien); en 1926, on la retrouve au 7-1 rue Subocz (Subačiaus gatvė en lituanien).
Au XIXe siècle, la situation des Juifs en Lituanie, désormais intégrée à l’empire tsariste, s’est dégradée, même si Vilnius a été épargnée par les grands pogroms de 1881-1914. Cependant Henoch, né en 1908, a sans doute été plus marqué par ce qui s’est passé pendant la Grande Guerre et après, quand la ville a changé plusieurs fois d’occupant. À partir de 1915, Vilnius est occupée par l’armée allemande. En 1918, la Lituanie déclare son indépendance, mais les bolcheviks s’emparent de la ville avant d’en être chassés par l’armée polonaise en avril 1919. Vilnius subit alors son premier pogrom de l’histoire contemporaine, commis par des soldats polonais qui tuent plusieurs dizaines de juifs, accusés d’avoir collaboré avec les communistes, et ravagent nombre de commerces, de logements et de synagogues. Des pogroms de ce type, commis par des bandes armées, ont éclaté dans toute la périphérie occidentale de l’ancien empire tsariste en 1918-1920, pendant les guerres d’indépendance, notamment en Ukraine où les massacres ont atteint une grande ampleur.
Objet d’un conflit entre nationalistes lituaniens et polonais, la capitale historique de la Lituanie finit par être annexée par la Pologne en 1920. Elle ne sera restituée à la Lituanie qu’en 1939, après l’invasion de la Pologne orientale par l’Union soviétique. La famille Lewin vit donc à Vilnius à l’heure polonaise. Or, l’antisémitisme est marqué dans une partie de la société polonaise, notamment dans les universités, où des organisations ultranationalistes s’opposent à la présence des Juifs – à la fin de l’Entre-deux-guerres un numerus clausus y sera introduit contre ces derniers. C’est peut-être ce qui va inciter Henoch Lewin à partir en France.
Étudiant à Paris
En 1926, Henoch part étudier la médecine à Paris, peut-être parce que l’atmosphère y est plus sereine : dans les années 1920, beaucoup de Juifs de pays étrangers où l’antisémitisme était fort se sont installés en France pour y étudier ou y pratiquer la médecine. Cependant, dans les années 1930, de plus en plus de syndicats de médecins français protestent contre les Juifs et les «métèques» (étrangers), supposés incompétents et ignorants des traditions françaises. Sous leur pression, en 1933, une loi est adoptée pour limiter l’exercice de la médecine en France aux médecins français titulaires d’un diplôme français. Mais Hénoch bénéficie de l’exception prévue pour les étrangers qui étudient déjà en France au moment de la promulgation de la loi : il peut donc espérer exercer en France.
Sa thèse d’exercice de la médecine est soutenue devant la Faculté de médecine de Paris en 1939, avec pour sujet : “La dénatalité : ses causes sociales”. C’est un sujet patriotique alors à la mode : on s’inquiète d’une perte de puissance de la France à cause des facteurs démographiques. Henoch démontre ainsi sa volonté d’intégration dans la société française et son patriotisme, même s’il n’est pas encore considéré comme Français.
Un patriotisme mal récompensé
En 1939, le patriotisme d’Henoch Lewin se confirme par un engagement dans la Légion étrangère après l’éclatement de la guerre. Il est intégré au second régiment de marche de volontaires étrangers (RMVE), avec de nombreux autres Juifs étrangers et des Espagnols qui ont fui l’Espagne franquiste. Les soldats sont mal équipés – on parle de “régiments ficelles” – mais le RMVE se distingue par des combats héroïques en 1940 en pleine débâcle de l’armée française face à l’invasion allemande. C’est peut-être au front qu’Henoch Lewin francise son nom, se faisant désormais appeler „Henri Levin”.
Néanmoins, après l’armistice de 1940, le régime de Vichy n’a pas récompensé ces légionnaires étrangers et ne leur a même pas rendu la liberté. Des mesures sont prises contre les Juifs et les étrangers : les anciens légionnaires sont versés dans des groupements de travailleurs étrangers, soumis au travail forcé. En 1943 on retrouve ainsi Henri Levin à Perpignan, près du Barcarès où était la caserne de la Légion étrangère, résidant au 44, boulevard Frédéric Mistral, à proximité du Champs-de-Mars, zone d’affectation d’un groupement de travailleurs étrangers.
C’est là qu’Henri Levin est arrêté pour motif racial le 21 juin 1943, avant d’être envoyé au camp de Drancy, le 2 juillet 1944. D’après le carnet de fouille, on trouve alors sur lui 5139 francs, ce qui équivaudrait à un peu moins de 1000 euros aujourd’hui – une somme relativement importante en comparaison avec les autres déportés. Peut-être s’agit-il d’argent gagné de diverses façons à Perpignan malgré sa condition de travailleur étranger. En tout cas, cela ne peut pas être en exerçant légalement la médecine, car la France de Vichy a créé l’Ordre des Médecins et en a exclu les étrangers, la loi du 16 août 1940 stipulant que « nul ne peut exercer la profession de médecin en France s’il ne possède la nationalité française à titre originaire comme étant né de père français ». Un numerus clausus a aussi été imposé aux médecins français juifs.
Henri Levin est envoyé à Auschwitz le 31 juillet 1944 par le convoi 77 ; il y arrive le 3 août. Contrairement à la majorité des déportés, il n’est pas gazé à son arrivée, mais sans doute sélectionné pour le travail. Henri Levin survit même jusqu’à l’évacuation du camp par les Allemands face à l’avancée soviétique : il subit alors une marche de la mort jusqu’à Loslau en Pologne. Beaucoup de déportés affaiblis n’ont pas survécu à ces marches forcées, mourant d’épuisement ou exécutés en chemin, mais Henri Levin a survécu et arrive au camp de concentration de Mauthausen en Autriche le 25 janvier 1945.
Mauthausen est un camp de concentration aux conditions extrêmement dures, utilisé auparavant pour éliminer l’élite polonaise : un camp de “niveau III”, le seul de ce niveau avec Gusen, destiné à l’extermination par le travail. Henri Levin n’y survit pas : exempté de travail car jugé trop faible à partir du 23 mars, il décède le 30, un peu plus d’un mois avant la libération du camp par les Américains, le 5 mai.
Ses parents et sa sœur, s’ils étaient encore vivants au début de la guerre, ont probablement été éliminés dès 1941 après l’arrivée des Allemands ou enfermés dans le ghetto de Vilnius. L’immense majorité des habitants du ghetto sont morts, à l’époque du ghetto – du fait de la sous-alimentation, des maladies, du travail forcé et de vagues d’éliminations successives – ou lors de sa liquidation en 1943. On retrouve dans les registres du ghetto une certaine Sheina Lewin, et dans celui du camp de Klooga en Estonie un certain Abraham Lewin, interné là après la liquidation du camp de Vilnius puis exécuté.