De Tunis à Auschwitz : Itinéraire de Gaston David NATAF
par Danielle Laguillon Hentati, relu et complété par la famille proche de Gaston David Nataf.
Portrait [2]
À l’interstice des pavés la mousse
sèche
là courent les fourmis
actives
dans le lieu qui a connu
la mort absolue usine
de la mort
vestiges de notre temps les lieux ont-ils une mémoire ?
par le corps qui balance
au rythme de la voix
par le souffle qui ouvre
l’œil du cœur
donner au lieu
sa mémoire
par le silence l’entretenir[1]
8 mai 1945. La seconde guerre mondiale s’achève en Europe. 115 500 personnes déportées de France ne vont pas rentrer des camps de la mort. Parmi elles, Gaston David Nataf, au parcours commun à tant d’autres déportés : arrêté à Paris, interné à Drancy, disparu à Auschwitz. Mais ces trois étapes ne reflètent que sa fin de vie. Nous avons voulu en savoir plus sur cet homme resté dans les limbes de l’Histoire. Retracer son parcours de vie a été possible grâce aux sources administratives[3] et au précieux témoignage d’un membre de sa famille[4].
Une famille en évolution
Gaston David Nataf naît le 11 février 1892 à Tunis[5], capitale de la Régence sous protectorat français depuis 1881. Ses parents[6] sont de nationalité tunisienne, descendants de deux familles bourgeoises et cultivées.
Son père, Ange Mardochée (1864 – 1926), fils d’Elie Haï et de Semha Fitoussi, est fonctionnaire à la Trésorerie générale de Tunisie. « Il descendait d’une famille de notables qui avait compté plusieurs caïds et rabbins mais surtout des dirigeants temporels de la communauté. »[7]
Sa mère, Maïa Borgel (1867 – 1940), est petite fille d’Eliaou Borgel (1814 – 1898), grand rabbin de Tunisie, et la fille d’Abraham (1850 – 1928) et de Dora Borgel (1854 – 1924).
La famille Borgel était « issue d’une famille sacerdotale qui, depuis plus de deux siècles, a élevé des rabbins et des grands rabbins. ».
Eliaou Borgel, grand rabbin de Tunisie de 1883 à 1898[9], « a vécu ici toute une vie de bonté et de charité et a affecté presque toute sa fortune à des œuvres de bienfaisance»[10]. Il avait soutenu les efforts de l’Alliance israélite universelle pour le développement de l’enseignement profane car il voyait dans la scolarisation des enfants juifs le un moyen d’émancipation politique et économique de la communauté.
Son fils aîné Abraham, également rabbin, assurera l’intérim de la fonction de grand rabbin de Tunisie pendant la maladie de son père puis après son décès jusqu’à la désignation d’un successeur [8].
« Dans les années qui ont suivi l’institution du protectorat, les Juifs de Tunisie ont été entraînés dans un mouvement d’occidentalisation qui devait transformer leur manière de vivre comme leur manière de penser »[12].
De l’union d’Ange Mardochée et de Maïa Nataf, naissent 6 enfants, trois garçons puis trois filles. Tous ces enfants seront éduqués dans ce nouveau contexte que Mardoché Smaja décrit en ces termes :
L’enthousiasme de la jeunesse pour l’instruction laïque, son amour des sciences positives, a bouleversé tout ce qu’une religion et des traditions ont répandu pendant des siècles parmi les Israélites tunisiens : rien n’a résisté à ce courant des idées modernes ; les sentiments religieux mêmes de la vieille génération ont reçu une secousse sérieuse[17].
L’aîné, Élie (1888 – 1962), devient avocat, après des études au lycée Carnot de Tunis, puis à la faculté de Droit d’Aix-en-Provence[18] ; il sera Bâtonnier de l’Ordre (1938 – 1945), président de la Communauté israélite de Tunis (1934-1938, 1947-1951).
Le deuxième fils, Albert (1889 – 1979), après des études au lycée Carnot de Tunis, puis également à la faculté de Droit d’Aix-en-Provence, est successivement directeur général puis président du conseil d’administration de la Banque de Tunisie.
Gaston David, troisième fils, suit ses frères ainés et fait également ses études secondaires au lycée Carnot.
Tandis que les trois filles font leurs études au lycée de jeunes filles où deux d’entre elles obtiendront le brevet supérieur.
Tunis est alors en pleine expansion, suite à l’accroissement important de la population européenne, à la faveur d’un excédent des naissances sur les décès et par l’afflux incessant de nouvelles vagues de migrants. En quelques années, la capitale se dédouble : à l’ancienne Tunis, qui reste une ville arabe, s’ajoute une Tunis moderne qui s’affirme comme une ville européenne[21]. Si les israélites pauvres continuent d’habiter dans la hara [22], les classes moyennes comme les classes aisées s’installent dans les nouveaux quartiers. La famille NATAF demeure 1 avenue de Lyon, à proximité de la prestigieuse avenue de Paris qui mène au Belvédère.
D’une guerre à l’autre
L’année 1914 marque un tournant décisif dans la vie de Gaston David.
À 22 ans, bien qu’il n’ait pas été « astreint au service militaire étant israélite Tunisien »[23], il se porte « Engagé Volontaire pour la durée de la Guerre » (EVG) à Tunis le 21 août 1914 « pour la durée des hostilités »[24], assisté de Georges Bouzanquet et de Marcel Laffont. Il combat sur le front « intérieur » de France et est affecté le 15/11/ 1914 au 81° régiment d’artillerie lourde, puis le 30/6/1918 au 283° régiment d’artillerie lourde[26], ces régiments étant engagés en premières lignes dans les combats de la Somme, Verdun, Moronvilliers, et Villers-Cotterêts. Dans un rapport du colonel Gautier, il est ainsi décrit : « Ce canonnier est un bon sujet, intelligent, animé d’un bon esprit et peut rendre de bons services. Sa conduite, sa moralité et sa manière de servir sont très bonnes. »[25] Ce qui lui vaudra une citation sur le front à l’ordre du régiment[26] en juin 2017 et la Croix de guerre avec étoile de bronze.
D’autre part, il dépose un dossier de naturalisation le 19 décembre 1914 « par sympathie pour la France et pour jouir des droits accordés aux Français »[27]. Son dossier est accueilli favorablement, car il s’est engagé volontaire pendant la guerre, il a une connaissance suffisante de la langue française et ne manifeste pas d’opinions politiques : il est donc naturalisé français par décret du 4 juin 1915.
Démobilisé en août 1919, Gaston David revient en Tunisie, mais le retour s’avère difficile comme pour tous les soldats français ayant vécu cette guerre. Traumatisé par les quatre longues années de guerre qu’il vient de vivre, il se sent étranger à ce monde d’avant.
Il décide alors de s’établir à Paris, car il aime la France pour laquelle il a combattu volontairement et dont, comme ses frères, il est devenu citoyen. Dans la capitale, il travaille d’abord chez un oncle maternel, Jacques Borgel (1883 – 1947), qui possède une affaire de vente en gros de tissus orientaux. En dehors de ses occupations professionnelles, il profite des plaisirs que lui offre le « Paris des années folles ». Mais pris d’une envie de voir le monde ou tout simplement grâce à une opportunité qui lui est offerte, il part en Amérique Latine où, pendant quelques années, où il représente la Maison Cartier. Ce nouvel emploi lui permet d’amasser un capital et, dès son retour en France vers 1928-1929, d’investir dans une firme industrielle. Mais la grande crise économique de 1929 ruine ses espoirs.
En 1933, il est domicilié 16 allée de Thérin à Saint-Maur-des-Fossés, commune moyenne de près de 57 000 habitants, située dans le département de la Seine[28]. C’est là qu’il se marie[29] avec Georgette Sarazin[30]. Assistent au mariage Jacques Borgel, son oncle, et Alfred Memmy[31], commerçant à Paris.
« Il revenait rarement en Tunisie mais à chaque fois (selon les souvenirs de mon père) il arrivait chargé de cadeaux pour ses neveux et nièces, s’occupait de sa mère dont il était très proche, offrait un déjeuner à ses frères et sœurs dans un grand restaurant de Tunis, puis repartait au bout de quelques jours tant il avait la nostalgie de Paris ».[32]
Le couple et leur fille, Maïa-Marcelle, vivent ensuite à Lille où se trouve une ancienne communauté juive [33], qu’il ne semble pas avoir fréquentée. Il venait régulièrement à Paris pour ses affaires, où il rencontrait notamment son neveu Marcel alors étudiant à la faculté de droit de Paris.
Dans Paris occupé
Bruits de bottes… Après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne le 1er septembre 1939, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre. Des plans d’évacuation des populations civiles ont été élaborés entre 1926 et 1939 pour éviter que ne se reproduisent des mouvements incontrôlés des populations du Nord, comme cela avait été le cas lors de la Première Guerre mondiale. Sont concernés notamment 865 000 Nordistes[34].
À la charnière entre mesure de coercition et de protection, les évacuations ont pour but de laisser le champ libre aux militaires dans la zone frontière et de protéger la population des attaques aériennes et terrestres qui pourraient la menacer. Elles sont temporaires, ordonnées et encadrées par les autorités aussi bien civiles que militaires et concernent une population en mouvement dans son propre pays (Lemmes et al., 2014 : 16)1. Comme tout mouvement de population, les évacuations de septembre 1939 engendrent une désorganisation et une rupture dans la vie quotidienne des personnes concernées qui s’effectue à plusieurs niveaux. Au dépaysement culturel, s’ajoutent des problèmes d’insertion professionnelle, d’hébergement, d’alimentation mais également de communication influençant fortement le moral de la population évacuée (Forcade et al.,2018).[35]
C’est dans ce contexte dramatique que Gaston David et sa famille quittent Lille pour Paris. Dès le mois de janvier 1940, il semble qu’il ait été embauché en tant que représentant de commerce chez Dreyfus – Établissements métallurgiques, situés 173-175 rue du Faubourg Poissonnière. Il se sent momentanément en sécurité.
Mais, le lundi 3 juin 1940, pour la première fois depuis le commencement de la guerre, des bombes tombent sur Paris. Entre le 3 et le 14 juin, la panique gagne rapidement les Parisiens dont les trois quarts décident de s’éloigner au plus vite. Les photographies et les témoignages montrent les routes encombrées de voitures, de vélos, de brouettes où sont entassées quelques affaires rassemblées à la hâte.
Juin 1940. Exode à Paris.[36]
Désormais les mauvaises nouvelles se succèdent. Le 8 juin, c’est la dislocation totale du front français, le 10 juin, au cœur de la ruée, le gouvernement français quitte précipitamment Paris pour Bordeaux. Et le 14 juin, alors que Paris a été déclarée ville ouverte la veille, les troupes allemandes entrent dans la ville. Les autorités signent un cessez-le-feu à 7h30 du matin, c’est le début de cinq ans d’occupation. Cette occupation se caractérise par la pénurie et le rationnement qui deviennent le quotidien des habitants, par la répression de la résistance politique et militaire contre l’Occupant, par les représailles contre des civils, par les exclusions.
Les Juifs ne sont pas admis[37]
La politique antisémite est mise en œuvre par l’Institut d’études des questions juives dès son institution le 11 mai 1941. Les persécutions contre les Juifs revêtent différentes formes qui passent par la politique d’aryanisation, la confiscation des biens culturels, mais aussi par des attentats contre des synagogues (notamment dans la nuit du 2 au 3 octobre 1941), puis par les rafles dont celle du Vél’ d’Hiv’ des 16 et 17 juillet 1942 qui fut la plus grande arrestation massive de juifs durant la Seconde Guerre mondiale en France, soit 13 152 personnes, dont 4000 enfants de moins de 16 ans[38]. Tous furent internés avant d’être emportés par les trains de la mort à Auschwitz. Avec cette rafle commence vraiment en France ce que l’historien Léon Poliakov a appelé l’ère de «l’extermination méthodique», celle de la «solution finale» décidée par la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, près de Berlin[39].
Si, en 1939, il avait un moral d’acier et une confiance infinie dans les valeurs de la France, Gaston David perd peu à peu de cette confiance après le statut des Juifs et les premières rafles. En septembre ou octobre 1942, il se décide à mettre à l’abri son épouse et sa fille, en les envoyant à Tunis, avec l’intention de les rejoindre en novembre.
Trop tard ! L’Afrique Française du Nord devient, en novembre 1942, le théâtre d’importantes opérations militaires qui marquent un tournant dans la Seconde Guerre mondiale. Le 8 novembre, les troupes alliées débarquent en Algérie et au Maroc (opération « Torch »). En réaction, les autorités nazies occupent la zone libre en France et créent une tête de pont en Tunisie, le 9 novembre, afin de soutenir l’Afrikakorps en retraite dans le désert libyen. Les liaisons entre la France et la Tunisie sont alors interrompues. Désormais seul à Paris dans la tourmente, Gaston David ne prend plus de précautions…par défi ? par inconscience ? par désespoir ? « Il parait qu’il se promenait dans Paris avec ses décorations militaires sur la poitrine, persuadé que la France ne laisserait pas arrêter un ancien combattant qui s’était engagé pour la défendre. »[40]
Drancy – Auschwitz
En juillet 1944, il demeure au n°64 rue Rennequin dans le XVII° ; il ne travaille plus chez M. Dreyfus, mais il est „requis civil”, c’est-à-dire qu’il a été pris dans le cadre du S.T.O. Le 20 juillet 1944, Gaston David est arrêté par la Gestapo à Paris au motif qu’il est juif. Les témoins de l’arrestation sont M. Pagano, de l’Office de Tunisie à Paris, et Charles Dangelzer, directeur général du Crédit Industriel et Commercial à Paris. D’après les Fichiers ʺIsraélitesʺ du camp d’internement de Drancy, Gaston Nataf est interné le jour même à Drancy sous le n° matricule 25.301. On lui prend l’argent qu’il a sur lui, soit cinq mille cent trente-sept francs, on lui délivre le reçu n°6523 comme en atteste le carnet de fouille n°157[41].
C’est alors Aloïs Brunner[42] qui s’occupe de ce camp. En effet, « Avec la mise en œuvre de la Solution finale en France, [les camps] dev[iennent] l’antichambre de la mort pour les Juifs de France »[43].
Après avoir été un camp d’internement pour les communistes (1939-1940), puis pour les prisonniers de guerre anglais, le camp de Drancy est devenu un camp de regroupement des Juifs et de transit depuis le 20 août 1941. Serge Smulevic se souvient :
Nuit du 10 décembre 1943 – je viens de débarquer de l’autobus parisien au camp de Drancy, venant par le train qui nous a transportés de Nice à Paris. Nous savons à peu près ce qui va nous arriver.
J’arrive dans une grande salle, mal éclairée, dans laquelle se trouve un grand bureau, très long et où se sont installés des jeunes hommes de mon âge qui commencent à nous interroger : « nom, prénoms, date de naissance, nationalité » et la question la plus fréquente « as-tu des parents ? et où se trouvent-ils ? »
Pas un Allemand dans la salle. Les jeunes gens font bien leur travail. Ils établissent des fiches très précises. La confiance règne.
Puis soudain, j’entends : « Tiens, Serge ! Ils t’ont eu aussi ? » Et je reconnais Teddy Artztein, assis à la table qui m’appelle vers lui. […] Déjà à Drancy la délation marchait très fort.
Puis on a eu un reçu pour l’argent qu’on nous a confisqué, mais on a réussi à en cacher un peu. Puis on nous a conduits dans les dortoirs : vrais lits en fer, matelas et couvertures grises. […]
Le lendemain, je me suis levé tôt, suis descendu dans la grande cour et je me suis retourné pour regarder l’immense immeuble en forme de fer à cheval et de couleur grise […]
Pas un Allemand en vue, seulement des dizaines de gardes-mobiles français, dont plusieurs sur les toits faisant les cent pas, fusil sur l’épaule. On se promenait dans cette vaste cour en toute liberté, seuls ou en groupes, hommes seuls ou avec des femmes et des enfants.[44]
Internés dans la cour de Drancy[45].
Le 31 juillet 1944, Gaston David est déporté à Auschwitz Birkenau, d’après la liste originale du convoi de déportation.
A-t-il su que, dans son convoi, se trouvaient des enfants de la pension Zysman dite „la maison des enfants heureux”, sise au 57 rue Georges Clemenceau à Saint-Maur des Fossés[46] ? Dans la nuit du 21 au 22 juillet 1944, sur l’ordre du capitaine S.S Aloïs Brunner, 28 enfants de 4 à 11 ans sont arrêtés ainsi que deux membres du personnel : Lucie Lithuac, la cuisinière, et mademoiselle Lévy, directrice du foyer de la pension Zysman. Parce que juifs. Aucun ne revint.
Le convoi n°77 va mettre 3 jours et 3 nuits pour parcourir les 1220 km qui séparent le camp d’internement du camp d’extermination. Sur les 1310 déportés du convoi n°77, 836 sont immédiatement dirigés vers les chambres à gaz, dès leur arrivée.
Le Directeur du Service des recherches au ministère des anciens combattants écrira en septembre 1956 à la famille : [47]
« Mais, étant donné que le camp d’Auschwitz était un camp d’extermination, il est à présumer que Mr NATAF est décédé sans qu’aucune preuve de son décès ne puisse être apportée…un jugement déclaratif de décès a été rendu de 11/12/1950 par le tribunal civil de Tunis fixant le décès de Mr NATAF au 31/7/1944 en Allemagne. … jugement transcrit sur les registres d’état civil du consulat de France à Tunis »
Cette déclaration de décès est ensuite rectifiée le 18 mai 1995 par publication au JO et portée au 5 aout 1944 en Pologne.[48]
Cette date « officielle » n’est probablement pas exacte, car les témoignages obtenus auprès des survivants par la famille indiquent que Gaston est entré au camp d’Auschwitz et qu’il a survécu jusqu’au départ de la « longue marche » au cours de laquelle il est décédé.
La place de l’absent
Confrontée à l’absence non élucidée de son époux, Georgette Nataf ne peut pas faire son deuil. Car le deuil ne se limite pas à un processus individuel qui, en temps normal, vécu au sein d’une famille, implique une gestion de la place de l’absent, dans et par l’ensemble du système familial. Or, dans le cas d’un « Non rentré », le cumul des difficultés rend le deuil impossible : il n’y a pas de tombe, symbole matériel visible de la mort, l’espace familial est exigu, et de surcroît il faut affronter les tracasseries administratives. Rien ne peut apaiser la souffrance, rien ne peut combler la béance de l’espace laissé libre par l’absent.
En 1944, Georgette est à Tunis.
Les premiers déportés sont de retour : d’abord Messieurs Lipp, Silvera, Cartier, puis Serge Moati, et le 22 septembre Maître Duran-Angliviel, personnalité très connue et appréciée à Tunis. On se reprend à espérer le retour de tous les prisonniers de guerre, des déportés et des internés. Mais les récits qui commencent à circuler laissent présager le pire. Serge Moati fait des conférences dans lesquelles il évoque la tragédie des juifs sous l’occupation allemande[49]. [50].
Elle attend des nouvelles, mais aucun ne peut lui en donner car aucun ne revient d’Auschwitz[51]
Le 11 août 1945, la famille lance un avis de recherche dans le journal ʺLibresʺ. En retour, elle reçoit le témoignage de M. Massine, ancien déporté en traitement à l’hôpital Bichat qui affirme l’avoir vu lors de l’évacuation du camp le 18 janvier 1945 à la gare de Gleiwitz (Gliwice, en Silésie)[52]. La famille se raccroche à cet espoir qui cependant reste vain. Un an plus tard, son frère, Maître Élie Nataf, adresse une lettre[53] au ministère des prisonniers, déportés et réfugiés pour demander des renseignements. La réponse du ministère se termine par ces mots qui vous glacent le sang : « Si cette personne n’a pas pu écrire jusqu’à présent, ni indiquer son adresse, je ne suis malheureusement pas en mesure de vous fixer sur le sort qui lui a été réservé par les Allemands. »[54]
Dès lors, les démarches administratives se succèdent. C’est Charles Dangelzer[55], ami de la famille domicilié à Paris, qui se charge des premières formalités. Le 24 avril 1946, il fait une Demande de recherches de ʺDéportés politiques et raciauxʺ, les attestations de l’arrestation pour motif « racial »[56] étant fournies par Alfred Memmy et René Sarrasin[57]. Quelques mois plus tard, Georgette Nataf reçoit un certificat[58] attestant que Gaston David Nataf n’a pas été rapatrié. Puis, le 11 décembre 1950, le tribunal civil de Tunis émet un jugement déclaratif de décès et donc l’inscription sur les registres de l’état civil[59]. C’est seulement après ces premières formalités que Georgette Nataf peut déposer le Dossier pour le titre de Déporté politique, le 10 avril 1952. En même temps, les recherches se poursuivent, mais butent sur la date fatidique du départ de Drancy le 31 juillet 1944 pour Auschwitz. C’est la dernière preuve tangible.
Le 5 avril 1954, le titre de Déporté politique est attribué à Gaston David Nataf, par conséquent le ministère des anciens combattants envoie la carte n°1.1.75.0199 à sa veuve afin qu’elle fasse valoir ses droits.
Bien que la procédure soit presque arrivée à son terme, Georgette Nataf espère toujours le retour de son mari. En fait foi un courrier[60] de la Croix Rouge française – qui a été saisie par Georgette Nataf pour la recherche de son mari –, adressé au Directeur du Service des recherches au ministère des anciens combattants, pour savoir si Gaston David est sur la liste des personnes se trouvant encore en Russie. La réponse est négative et rappelle le jugement déclaratif de décès [61].
Le point final du dossier est mis le 14 septembre 1979 quand le secrétariat d’État aux anciens combattants certifie que Gaston David Nataf est bien « Mort en déportation ».
Le dernier acte de Georgette Nataf est le témoignage qu’elle apporte à Yad Vashem le 28 septembre 1980.
Peut-être apaisée, Georgette Nataf s’éteint le 10 novembre 1995 à Pacé (Ille-et-Vilaine).
Mémoire
L’évocation de ce parcours tragique doit nous inviter à réfléchir sur le devoir de mémoire intergénérationnel qu’il faut entretenir vis-à-vis des déportés. L’acte mémoriel se nourrit de cérémonies, prolongées par des rappels gravés sur les monuments aux morts et autres « sentinelles de pierre ». Il s’agit de véritables « lieux de mémoire » rassemblant lors des commémorations les anciens déportés, les familles des défunts et les autorités publiques qui accompagnent les enfants des écoles afin que les jeunes générations puissent comprendre puis à leur tour honorer et transmettre. Les monuments aux morts demeurent le dernier rempart contre l’oubli.[62]
Ainsi, le nom de Gaston David Nataf a été gravé sur le Mur des Noms à Paris[63] et sur le Monument aux morts au cimetière juif du Borgel à Tunis.
Monument aux morts à Tunis ©Danielle Laguillon Hentati
Références
[1] Extrait de : Abdelwaheb Meddeb, Auschwitz. Poème écrit à Auschwitz en mai 2003, lors d’un voyage qui a rassemblé des juifs, des chrétiens et des musulmans, venus de différents pays. Revue Esprit, juillet 2003, pp. 6-8. http://www.crif.org/fr/alireavoiraecouter/Poemes-d-Auschwitz-d-Abdelwahab-Meddeb1555
[2] Photographie in : DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston 21 P 519 872.
[3] DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston 21 P 519 872 ; Archives nationales de France, Ministère de la Justice, Dossier de naturalisation n°14586 X1914. Ces deux dossiers m’ont été transmis par l’association Convoi 77.
[4] Témoignage de Claude Nataf, petit-neveu de Gaston David. Avril 2020.Je saisis cette occasion pour le remercier bien sincèrement pour le long témoignage qu’il m’a aimablement fourni.
[5] En fait, son acte de naissance est un acte de notoriété, établi par le juge de paix du canton huit de Tunis, le 22 novembre 1901. Source : Dossier de naturalisation Rapport.
[6] Arbre généalogique de Michèle Tron – Nataf : publié sur Geneanet https://gw.geneanet.org/mtron?lang=fr&pz=delphine+marcelle+elisabeth&nz=nataf&p=ange+mardochee&n=nataf
[7] Témoignage de Claude Nataf. Avril 2020.
[8] ʺLes funérailles du grand rabbinʺ, La Dépêche tunisienne 13.12.1898
[9] Eliaou Borgel fut grand rabbin de la communauté tunisienne de 1885 à 1898. À son décès en 1898, il fut inhumé dans le nouveau cimetière israélite de Tunis, au nord de la ville, et lui donna son nom. Voir : Raphaël Arditti, „Les Épitaphes rabbiniques de l’ancien cimetière israélite de Tunis”, Revue tunisienne, n°2 1932, pp. 99-111.
[10] ʺLes funérailles du grand rabbinʺ, La Dépêche tunisienne 13.12.1898
[12] Paul Sebag, Histoire des Juifs de Tunisie. Des origines à nos jours. L’Harmattan, 1991, p.140.
[17] Mardoché Smaja, L’extension de la juridiction et de la nationalité françaises en Tunisie. Tunis, 1905, p.40.
[18] Paul Lambert, op. cit., p.301.
[21] Voir Paul Sebag, Tunis. Histoire d’une ville, L’Harmattan, 1998, Chapitre VII : Les premiers temps du protectorat (1881-1914).
[22] Voir Paul Sebag et Robert Attal, L’évolution d’un ghetto nord-africain. La Hara de Tunis, Paris, 1959. En littérature, on peut citer deux ouvrages : Viviane Scemama-Lesselbaum, ʺLe Passageʺ. De la Hara au Belvédère. Histoire d’une émancipation, Éditions du Cosmogone, 1999, et Nine Moati, Les belles de Tunis, Éditions du Seuil, 1983 / Cérès Éditions, 1999.
[23] Dossier de naturalisation.
[24] Dossier de naturalisation, Acte d’Engagement.
[25] Rapport en date du 23 mars 1915 du colonel Gautier commandant le 7ème régiment d’artillerie à pied, in : Dossier de naturalisation.
[26] Michèle Tron-Nataf, ʺIl était une fois il y a 100 ans, la Grande Guerre, cette grande faucheuse…ʺ, Borgel’s News 4, 21.12.2014, p. 21 : Dossier militaire de Gaston Nataf, campagnes et Citation du 15 juin 1917.
[27] Dossier de naturalisation.
[28] Saint-Maur-des-Fossés est aujourd’hui dans le Val-de-Marne.
[29] Mairie de Saint-Maur-des-Fossés, acte de mariage n°424.
[30] Archives municipales de Paris V°, acte de naissance n°3149, avec mentions.
[31] Dans l’attestation qu’Alfred Memmy fait le 9 août 1945, concernant l’arrestation de Gaston David Nataf, il est indiqué qu’il est né le 23 avril 1887 à Tunis. Il était probablement une connaissance de Tunis.
[32]Témoignage de Claude Nataf, Avril 2020.
[33] Voir : Frédéric Viey, Histoire des Communautés Juives du Nord et de Picardie. À lire en ligne : https://www.ajpn.org/fichier-travaux/1349947752_histoiredescommunautesjuivesdunordetpicardie.pdf
[34]https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vacuation_des_civils_en_France_en_1939-1940
[35] Maude Williams, « Communication et déplacement de population en temps de guerre : Les évacuations de la région frontalière franco-allemande (1939/1940) », Trajectoires [En ligne], 12 | 2019, mis en ligne le 05 février 2019. URL : http://journals.openedition.org/trajectoires/3225 .
[36] Crédit photographique © Roger-Viollet : http://www.museeliberation-leclerc-moulin.paris.fr/exhibitions/les-parisiens-dans-lexode-de-1940
[37] Crédit photographique : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_183-S59096,_Plakat_im_Fenster_eines_französischen_Restaurants.jpg?uselang=fr
[38] D’après : https://www.herodote.net/16_juillet_1942-evenement-19420716.php
[39] ʺLes 13.000 martyrs du Vél d’Hiv’ʺ, in : L’Humanité, 9 juin 1993.
[40] Témoignage de Claude Nataf, Avril 2020.
[41] Voir ce reçu sur le site internet du Mémorial de la Shoah de Paris :http://ressources.memorialdelashoah.org/notice.php?q=fulltext%3A%28nataf%29%20AND%20fulltext%3A%28gaston%29%20AND%20id_pers%3A%28%2A%29&spec_expand=1&start=0
[42] Aloïs Brunner (1912 – 2001) est responsable de la déportation vers Auschwitz de 56 000 juifs de Vienne, 43 000 de Salonique, 14 000 de Slovaquie et 23 500 de France. Celui qu’Adolf Eichmann, l’architecte de la solution finale, qualifie dans ses Mémoires de «mon meilleur homme», n’a jamais payé pour ses crimes.
[43] Dominique Peschanski, La France des camps, l’internement 1938-1946, Gallimard, 2002, p.316.
[44] Serge Smulevic (1921-2010), témoignage en décembre 2008, in : Site mémoire juive et éducation. Le camp de Drancy, en région parisienne : http://d-d.natanson.pagesperso-orange.fr/drancy.htm
[45]Photo prise par un reporter nazi le 3 décembre 1942. Source : http://d-d.natanson.pagesperso-orange.fr/drancy.htm
[46] Source : https://www.ajpn.org/commune-Saint-Maur-des-Fosses-94068.html
[47] Suite au jugement rendu par le tribunal civil de Tunis du 11 décembre 1950, est transcrit un acte de décès, le 8 mars 1951, par le consulat de France à Tunis, selon lequel Gaston Nataf est décédé le 31 juillet 1944 en Allemagne. La date du décès est rectifiée officiellement en 1995. Voir : JO 1995 pp. 08377-08387. Je remercie Patrick Cheylan pour cette information.
[48] Courrier, en date du 10 septembre 1956, du Directeur du Service des recherches au ministère des anciens combattants au Président de la Croix Rouge Française, en réponse à son courrier du 7 mars 1956.
[49]Le Petit Matin, 17 septembre 1944.
[50] Danielle Laguillon Hentati, „Un lycée et ses élèves dans la guerre. Le Lycée Carnot de Tunis (1939-1945)”. 1ère partie : revue de l’Institut des Belles Lettres Arabes. IBLA, 74° Année, 2011-1, N°207. 2ème partie : revue de l’Institut des Belles Lettres Arabes. IBLA, 74° Année, 2011-2, N°208.
[51] Danielle Laguillon Hentati, „La mémoire des déportations de Tunisie (1940 – 1943) : de l’oubli à l’histoire ?”. Communication faite le 19.05.2018 dans le cadre du 6ème Séminaire de l’Ecole doctorale du Prof. Habib Kazdaghli à la Faculté des Lettres, Humanités et Arts de La Manouba.
[52] À la libération d’Auschwitz, le 18 janvier 1945, les prisonniers sont évacués à pied jusqu’à la ville lors des Marches de la mort pendant lesquelles beaucoup décèdent. Ils continuent ensuite leur périple vers l’ouest, entassés dans des trains. Source : Wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Gliwice
[53] Lettre en date du 19 novembre 1945. DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston.
[54] Courrier en date du 5 mars 1946 du chef du I° bureau de la sous-direction de l’État civil et des fichiers adressé à Maître Élie Nataf. DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston.
[55] Charles Dangelzer (1888 – 1983) était banquier, domicilié 9 avenue Émile Deschanel à Paris VII°. Son père, le colonel Charles Dangelzer (1856 – 1950), eut deux missions en Tunisie au cours de sa carrière militaire : d’abord en 1881-1883, puis en 1902-1920 en tant que chef de la mission militaire de Tunisie et Directeur de l’administration centrale de l’armée tunisienne. Source : Danielle Laguillon Hentati, Les Palmes académiques en Tunisie (1881-1956) – ouvrage en préparation.
[56] Attestations établies par chaque témoin le 9 août 1946. DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston.
[57] René Sarrazin (1889 – 1971) était l’oncle maternel de Georgette Nataf (née Sarazin).
[58] Il s’agit du modèle ʺMʺ n°26.543 que Georgette Nataf reçut, le 7 septembre 1946, du Directeur du bureau national des recherches des fichiers des internés, déportés politiques, pour le ministère des anciens combattants. DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston.
[59] Le jugement tenant lieu d’acte de décès de Gaston David Nataf a été transcrit sur les registres d’état civil du Consulat de France à Tunis le 28 février 1952.
[60] Courrier en date du 7 mars 1956. DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston.
[61] Courrier du 10 septembre 1956. DAVCC, SHD, Caen, Dossier NATAF Gaston.
[62] Philippe Pasteau, ʺHonorer les mortsʺ, https://www.cairn.info/revue-inflexions-2017-2-page-123.htm
[63] Emplacement sur le Mur : dalle n°29, colonne n°10, rangée n°2 Site du Mémorial de la Shoah : http://ressources.memorialdelashoah.org/notice.php?q=fulltext%3A%28nataf%29%20AND%20fulltext%3A%28gaston%29%20AND%20id_pers%3A%28%2A%29&spec_expand=1&start=0