Félix Degenszajn, 84 ans, est depuis la fin de la guerre en quête de réponses. Ses questions se focalisent sur une journée de juillet 1944. Âgé de 8 ans, il était à l’époque logé dans l’école privée Lucien de Hirsch de l’avenue Secrétan, dans le 19e arrondissement de Paris, établissement réquisitionné par l’Union Générale des Israélites de France (UGIF) pour y héberger des enfants.
Le 22 juillet, au petit matin, des Allemands sont arrivés pour rafler des dizaines d’enfants qu’ils mettront plus tard dans les wagons du Convoi 77, direction Auschwitz. « J’ai eu une perte de mémoire à ce moment-là », dit Félix Degenszajn.
Ce fils de parents polonais se souvient de petits détails de la vie dans cette maison pour enfants – où il avait été placé à la suite d’une hospitalisation – : les cuisines qui donnaient sur la cour et les « gosses » qui chipaient de la nourriture, ou encore les bombardiers américains qui passaient au dessus de leurs têtes en larguant de petits rubans en aluminium. « On faisait des accordéons avec », se souvient Félix Degenszajn. La libération était alors proche.
Mais ce 22 juillet, c’est le trou noir. « Un psychiatre m’a expliqué que cette perte de mémoire était le résultat d’une peur inhibée. J’ai dû avoir une peur panique à l’arrivée des Allemands », explique-t-il. Au cours de plusieurs rafles effectuées dans les maisons d’enfants de l’UGIF ce jour-là, 242 enfants et 33 adultes furent arrêtés et transférés à Drancy puis Auschwitz.
Le mystère sur cette journée se lève toutefois dans les années 1990, quand Félix Degenszajn rencontre une ancienne monitrice de l’UGIF, Suzanne Schwarz. « Je lui ai raconté mon histoire et lui ai donné mon nom. Elle m’a dit : ‘C’est moi qui t’ai sauvé’. »
« Pourquoi moi? »
Ce rescapé qui, au fil des ans, s’était persuadé qu’il avait du se cacher au moment fatidique dans un placard sous des cartons pour échapper aux Allemands, apprend alors qu’il ne s’agissait là que d’un « fantasme » et que les choses s’étaient déroulées de manière bien différente.
« Cette dame m’a raconté qu’elle s’était aperçue que des Allemands étaient là pour rafler les enfants et des personnes présentes. Elle a alors pris deux enfants, dont moi, rapporte Félix Degenszajn. Je lui ai demandé ‘Pourquoi moi?’, elle m’a répondu que j’étais mignon et sympathique et qu’elle m’aimait bien. Elle avait 16 ans à l’époque. »
Le trio se rend alors dans la cour de l’établissement où se trouve une échelle, habituellement utilisée pour les cours de gymnastique. La monitrice la place contre un muret et dit aux enfants de monter. « On a apparemment escaladé et on aurait sauté de l’autre côté du mur pour arriver dans la rue. »
Sauvé par un « réseau »
Le petit Félix est ensuite déposé chez une femme qui gérait un hôtel de l’avenue Secrétan. « Cette dame nous voyait régulièrement passer avec les autres enfants quand on allait faire un tour au Parc des Buttes Chaumont. Suzanne Schwarz se souvenait de son regard compatissant. »
Il n’y restera guère : le petit garçon est ensuite passé de mains en mains, pris en charge successivement par des acteurs inconnus d’un « réseau » qui participera à le sauver.
« Une personne m’a emmené au métro Jaurès, de là une autre personne m’a emmené en train à Tertre Doux, un hameau de Seine-et-Marne. On m’a donné une fausse carte d’identité au nom de Félix Bertin, ainsi que deux livres. Je me souviens que l’un d’eux était « Jean sans peur ». Je suis resté dans une masure, à garder des animaux. À la libération, je pesais 18kgs, j’étais devenu rachitique. »
Une fois la guerre finie, Félix Degenszajn retrouve son père et son grand frère, qui étaient cachés jusque-là à Gargenville, dans les Yvelines, et qui ne savaient pas ce qui était advenu de Félix après son hospitalisation. « Mon père est venu me chercher à la ferme, il est venu comme ça, à vélo », se remémore-t-il simplement.
« On a été très marqués dans ma famille »
La mère de Félix Degenszajn a quant à elle été déportée en février 1943 et assassinée à Auschwitz. Sa tante, la sœur de son père, déportée à l’âge de 32 ans, a subi des expériences médicales aux mains des nazis. « On lui a retiré les ovaires à vif, explique son neveu. Après la libération, elle est revenue des camps mais bien-sûr elle n’a jamais pu avoir d’enfants. »
De son côté, Félix Degenszajn est conscient d’être un « miraculé ». « On a été très marqués dans ma famille, très très marqués. Pour moi, ça a tenu à si peu de choses… C’est fou que je sois passé au travers de cette rafle », s’étonne-t-il encore. « Je crois qu’en étant adulte on y pense plus qu’en étant enfant ou adolescent. Toute ma vie je me suis demandé ce qui s’était passé. C’est quelque chose qui a été très présent. Et puis, ma famille et moi avons ressenti un très grand manque. On ne parlait pas beaucoup du passé, on ne voulait pas remuer des souvenirs qui faisaient de la peine, donc il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas. »
Pour combler ce manque, Félix Degenszajn a fait plusieurs voyages à Auschwitz et a bâti une bibliothèque fournie. « J’ai plein de bouquins sur la Shoah que je ne lis jamais. Dès que j’en vois, j’en achète. Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Ils sont peut-être mon cimetière. »