Enseignant et historien spécialiste de la Pologne, Jacek Rewerski a publié en décembre 2020, avec Christophe Mahieu, un roman graphique consacré à la Seconde Guerre mondiale en Pologne, “Anna, une histoire polonaise”. Récit surréaliste dont il est le scénariste, le dessinateur, et l’un des protagonistes, tout comme Christophe Mahieu qui s’est chargé de l’écriture, ce livre s’articule en trois temps et voyage entre l’époque contemporaine et les années 1930-40.
À travers plusieurs personnages, dont Anna, une journaliste française, et Icek, un petit garçon inspiré par l’enfant du ghetto de Varsovie dont la photo, sur laquelle il lève les bras face à des soldats allemands, a fait le tour du monde, on suit le destin d’une famille de Juifs de Pologne durant l’occupation allemande et celui, des décennies plus tard, d’une de leurs descendantes sur les traces de son passé.
Le livre, dans lequel se mêlent fiction et rigueur des faits historiques, offre par ailleurs une véritable invitation au voyage en Pologne. Tantôt guide dans une Varsovie contemporaine, tantôt observateur de ce que fut la ville avant et durant la guerre, Jacek Rewerski, déjà auteur de plusieurs ouvrages d’histoire, pose un regard tendre sur cette terre où il vécut jusqu’à ses 16 ans. Une terre qui, regrette-t-il, fait encore trop peur aux membres de la communauté juive. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a plu dans le format du roman graphique?
Jacek Rewerski : Étant enseignant en France, je me suis rapidement rendu compte de la méconnaissance presque totale des événements en Pologne durant la Seconde Guerre mondiale et pas seulement. À part l’insurrection du ghetto de Varsovie de 1943, les manuels d’histoire de terminale et de première n’en parlent quasiment pas. Je suis donc parti dans l’idée de populariser l’histoire du pays, sans faire un livre d’histoire à proprement parler.
Grâce à la fiction, je pouvais me permettre plus d’intimité avec les personnages et donc avec ces sujets. Nous avons dû créer tout un univers pour ce livre. Nous voulions raconter un monde réel et irréel à la fois et présenter Varsovie comme une ville fantôme. C’est ce côté surréaliste qui nous intéressait.
Pourquoi cette envie de surréalisme?
JR : Lorsque je suis à Varsovie, je me promène souvent au cimetière juif. Là, on a vraiment l’impression d’être dans un autre monde, un monde qui a disparu. On se rend compte de l’importance qu’a eu cette communauté en déambulant parmi près de 200 000 pierres tombales, pour la plupart datant du 18e et 19e siècle.
Les Juifs étaient présents dès la naissance de la Pologne, au 10e siècle. Plus de 3 millions et demi de Juifs vivaient dans ce pays dans les années 1900. A Varsovie ils étaient plus de 300 000. En comparaison, ils n’étaient que 160 000 en Palestine.
Aujourd’hui les estimations donnent au mieux entre 20 000 et 40 000 juifs vivant en Pologne. L’Holocauste a englouti plus de 90% des Juifs polonais. Et les destructions systématiques du patrimoine culturel et religieux par les nazis ont effacé presque totalement leur existence. Cependant, on peut affirmer que tant au niveau génétique que spirituel, les Juifs contemporains, en Israël et à travers le monde, ont davantage de liens avec la Pologne, où ils ont mille ans d’histoire, qu’avec Israël.
Pour moi, Varsovie, c’est donc un peu le mythe de l’Atlantide (mythe du philosophe grec Platon portant sur l’idée d’une civilisation disparue dans l’engloutissement d’une île, ndlr). J’ai voulu intégrer dans le roman l’idée de disparition puis de renaissance, soit physique soit mémorielle. Grâce aux dessins, j’ai pu reconstituer certains lieux qui n’existent plus. Ce format permet aussi de toucher un public plus large, des jeunes notamment, mais pas uniquement.
À qui ce livre est-il également destiné?
JR : Le livre s’adresse à tout le monde mais en particulier aux Juifs qui ont peur de retourner en Pologne. Pour beaucoup de survivants qui en sont partis, la Pologne est un cimetière. Pour eux, c’est extrêmement négatif. Certains Juifs ne veulent même pas entendre parler de ce pays ou en ont développé une haine. C’est d’ailleurs surtout en France que cette vision négative de la Pologne semble être la plus répandue.
Pourtant, à travers le Moyen Age et la Renaissance, quand toute l’Europe persécutait et expulsait les Juifs, la Pologne, elle, les accueillait dans un esprit de tolérance inexistant ailleurs.
Ceux qui ont une vision totalement négative de la Pologne sont souvent des personnes qui se sont senties trahies par les Polonais non-juifs. Mais peu savent que la Pologne est le pays qui compte le plus de citoyens ayant été décrétés “Justes parmi les nations”.
Pour déconstruire ces clichés, nous essayons de présenter la Pologne autrement. À travers les yeux du personnage d’Anna (qui visite le pays pour la première fois), on voit notamment un pays beau, moderne, et où les enfants sont souriants.
Qu’en est-il de l’antisémitisme qui existait en Pologne avant et pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Christophe Mahieu : Nous mentionnons à plusieurs reprises les courants antisémites qui ont traversé la société polonaise avant, pendant et après la guerre. Deux exemples, particulièrement violents et cruels, figurent dans le livre, parmi de multiples occurrences : la deuxième partie met en scène un pogrom à bord d’un train dans l’immédiat après-guerre, et la troisième partie évoque les purges antisémites dans la Pologne communiste suite à la guerre des Six Jours…
D’autre part, et par contraste, le cœur de la deuxième partie est l’histoire d’amour entre Julian, un catholique polonais athée, et Hanna, une juive germano-polonaise laïque. Les intrigues du livre s’efforcent de représenter la multiplicité des manières d’être juif, et aussi d’être non-juif. J’ai cherché dans l’écriture du texte et dans la construction des personnages le respect de deux principes fondamentaux : se garder de l’essentialisme, et prôner par-dessus tout le sens de la nuance.
JR : L’antisémitisme existait dans toute l’Europe. En Ukraine et dans les pays baltes, donc en URSS de l’époque, il était beaucoup plus virulent qu’en Pologne, et on n’en parle jamais. En parler davantage dans le livre, c’était renforcer certains clichés.
Dans mon milieu, plusieurs membres de ma famille ont participé à sauver les Juifs pendant la guerre. Le frère de mon grand-père est mort à Dachau en 1940. Il était fonctionnaire à la mairie de Varsovie où il faisait des faux papiers pour permettre aux Juifs de quitter la Pologne. Ayant vécu mon enfance en Pologne, je n’ai jamais entendu parler, du moins autour de moi, de propos antisémites. En France, à de nombreuses reprises, j’ai entendu : “Polonais antisémite”. Cela me faisait mal, et cela m’avait encouragé à écrire le livre “la Pologne et les Juifs”. Les Polonais ne sont pas antisémites, mais il y avait et il y a des antisémites en Pologne.
Vous parlez de la méconnaissance de l’histoire de la Pologne. Quels événements sont particulièrement méconnus selon vous?
JR : Il y a énormément de faits méconnus mais je citerais en exemple la résistance polonaise. Durant la guerre, et alors que le gouvernement polonais était en exil à Londres (à partir de juin 1940), tout comme le gouvernement français, tout un Etat parallèle avec des structures diverses, des écoles clandestines, s’est organisé. C’était la plus grande organisation clandestine et la plus importante résistance armée en Europe occupée.
L’autre pan de l’Histoire auquel je pense est la durée de cet exil du gouvernement à Londres.
Contrairement à ce qui s’est passé en France, cet exil n’a pas pris fin à la libération. Après la fin de la guerre, la dictature communiste s’est installée et a régné pendant près de 50 ans en Pologne, qui était alors sous la chape de l’Union soviétique. Le gouvernement est resté à Londres jusqu’en 1990, en guise de protestation contre l’installation des soviétiques et contre l’abandon du pays par ses alliés. Ce n’est qu’après la chute du parti communiste que les insignes de la république polonaise sont revenus en Pologne.
Il y a une explication à cette méconnaissance. À l’époque, le gouvernement de Londres et la résistance en Pologne étaient considérés comme des ennemis par l’URSS. En France, il existait une forte propagande communiste qui dévalorisait le gouvernement de Londres. Par conséquent, la résistance polonaise et surtout les insurgés de Varsovie, dont mon père faisait partie, ne racontaient rien, car ils risquaient gros.
Plusieurs membres de ma famille se sont retrouvés dans les geôles communistes en raison de leur appartenance à la résistance. Quant aux chefs de la résistance, nombreux furent arrêtés, torturés et exécutés dans les années qui ont suivi la guerre. C’est notamment le cas de Witold Pilecki, un des plus grands héros de la guerre. Il fut le seul raflé volontaire à être déporté à Auschwitz afin de rédiger un rapport sur le début de la mise en place de la solution finale. Il fut arrêté par les communistes et fusillé le 25 mai 1948 à Varsovie.
Pendant 50 ans, une grosse partie de l’histoire polonaise a ainsi été cachée. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que les recherches ont pu enfin se développer.
Quel est votre prochain projet?
JR : Je suis en train d’écrire quelque chose de différent : une histoire de l’Europe, et particulièrement de la Pologne, à travers l’histoire de ma famille. Je suis mariée avec une Française et mes enfants sont franco-polonais. Je voudrais m’assurer que l’histoire de la Pologne et de ma famille ne risque pas de leur échapper à un moment donné.