« Travailler sur la Shoah amène à réfléchir et, peut-être, à entrer dans l’âge adulte »

Anne Angles

 

Anne Angles est une professeure d’histoire-géographie « passionnée », comme elle le répète à l’envi. Elle enseigne au lycée Victor Duruy, dans le 7e arrondissement de Paris, après avoir longtemps travaillé au lycée Léon Blum, à Créteil. Son passage dans cet établissement de banlieue parisienne a marqué les esprits : en 2009, l’une de ses classes de seconde, difficile et dissipée, a remporté le concours national de la Résistance et de la Déportation (CNRD), grâce notamment à l’impulsion de cette prof qui a su motiver jusqu’aux plus réticents. 

Cette histoire a inspiré, en 2014, celle du film « Les Héritiers », réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar et coécrit par l’un des anciens élèves de cette classe, Ahmed Dramé. À l’écran, une Anne Angles curieuse et dynamique est incarnée par l’actrice Ariane Ascaride. De quoi mettre cette spécialiste d’histoire et d‘histoire de l’art, sur un piédestal qui ne lui convient pas tout à fait.

Car, loin de se reposer sur ses lauriers, Anne Angles assure se questionner constamment sur son métier et ses pratiques. Plus que jamais, elle cherche des manières de se réinventer, pour ne pas se « fossiliser », face à des élèves qui, eux, changent en permanence. Entretien.

Êtes-vous la même professeure aujourd’hui que celle que vous étiez à l’époque du concours du CNRD ?

Je pense que je suis devenue plus souple et plus confiante. J’ai compris que l’autorité n’était pas forcément rigide et qu’elle pouvait être bienveillante. Je ne pense pas qu’un élève puisse apprendre dans la peur. Ça ne veut pas dire qu’il faut être laxiste mais il est nécessaire que les élèves sachent qu’ils peuvent travailler et apprendre sans avoir les tripes nouées. Et puis, il faut leur faire confiance. Ils ont des capacités et le temps joue, non pas contre eux, mais pour eux : il faut qu’ils le sachent. A nous de le leur dire !

A l’époque du concours, aviez-vous des craintes à l’idée de vous lancer dans un tel projet sur ce sujet ?

Oui. J’avais tout d’abord peur du manque de temps. Pour des enfants en difficulté comme une partie de ceux que j’avais dans ma classe à l’époque, rien n’aurait été pire que de ne pas arriver au bout du projet. Le but n’était pas de rafler un prix mais d’aller au bout du projet.

J’avais aussi la crainte de manquer de soutien de la part de l’équipe administrative de l’établissement et j’ai d’ailleurs été confrontée à une sorte de scepticisme.

Une autre crainte concernait le fait que la Seconde Guerre mondiale n’était pas, et n’est toujours pas d’ailleurs, au programme des classes de seconde. J’étais donc hors programme en termes de contenu, mais pas en termes de compétences ni de méthodologie. Ce projet n’était donc pas totalement hors sol.

Enfin, j’avais – et j’ai toujours – des interrogations sur le sujet lui-même : la Shoah. C’est un sujet qui interroge l’humanité mais en même temps qui amène les élèves à rencontrer la mort de masse, la destruction systématique et programmée d’individus. Ce n’est pas rien et je ne voulais pas créer chez eux des traumatismes qui allaient les « mener sur le divan pendant 25 ans » ! Surtout que, pour une partie de ces jeunes, les problèmes du quotidien peuvent déjà être très lourds : il y a des mois où leur famille se demande comment remplir le frigo ou comment payer le loyer… Ils peuvent être écrasés dans leur vie. Ce n’est donc pas anodin de travailler en plus sur des destins qui sont des destins brisés. On n’en sort pas indemne.

Comment, alors, trouver un équilibre ? Comment parler de la Shoah sans créer de traumatismes ?

Grâce à la littérature, à l’écriture, aux arts, aux rencontres… Il s’agit de montrer qu’à partir de quelque chose d’atroce on peut créer des formes esthétiques qui vont permettre de perpétuer l’Histoire et d’engager un travail de mémoire.

Il faut aussi prendre en compte la dimension émotionnelle, ce qui se pratique normalement peu dans nos enseignements : les élèves doivent pouvoir, à un moment ou à un autre, exprimer leurs émotions et ressentir celles des autres; arts et littérature ou écriture y aident. Car la Shoah est, par définition, quelque chose qu’on ne peut pas penser. On touche là à ce qu’il y a de pire dans l’humanité : il faut accepter que des gens extrêmement civilisés, qui n’étaient pas des monstres, aient pu administrer la mort sciemment à 6 millions de personnes, dont des enfants. C’est inimaginable.

L’appui sur les témoignages est un moyen, non de parler, mais de faire parler de la Shoah. Les témoignages des déportés sont primordiaux dans le sens où ce sont des gens qui ont survécu qui rapportent ces histoires douloureuses. Alors, bien-sûr, ces survivants ne sont pas intacts : ils font sûrement des cauchemars la nuit. Mais ils sont la preuve que l’on peut réinventer sa vie, puisqu’ils en ont été capables.

Et même si les témoins disparaissent, ils nous lèguent leurs témoignages dans des documentaires, des livres, des vidéos. Leur force de vie transperce l’écran.

Ce travail a eu un impact important sur vos élèves : alors que la classe était considérée comme médiocre en début de seconde, 20 lycéens ont finalement obtenu leur Bac avec mention. L’influence positive de ce projet vient-elle plutôt de la méthode employée (le travail collectif durant plusieurs mois) ou du sujet lui-même (la Shoah) ? 

Je pense que cela vient des deux. Dans un projet sur du temps long, on s’autorise le droit à l’erreur, le droit de dire des bêtises. Cela permet d’apprendre à travailler.

Et puis, bien-sûr, travailler sur la Shoah, ce n’est pas neutre. Cela résonne avec d’autres événements. Les élèves de cette classe, « les héritiers », sont nés en 1993-1994 donc pendant le génocide des Tutsis au Rwanda et peu avant le massacre de Srebrenica [en 1995, pendant lequel plus de 8 000 hommes et adolescents bosniaques ont perdu la vie, ndlr]. Étudier la Shoah de cette manière leur a sans doute permis de comprendre que, dans la vie, il y a des choses qu’il ne faut pas autoriser, des rumeurs qu’il ne faut pas diffuser.

Il faut se poser des questions sur les sources des images, il faut faire attention aux préjugés sur les juifs comme aux autres préjugés. Reconstituer des parcours de vie, écrire des biographies y aide. Prenons par exemple le petit Isaac Rachow (déporté via le convoi 77), qui a grandi dans un milieu très modeste, fragilisé par l’arrestation de son papa tailleur. Il était français, fils de Polonais immigrés en France, et juif. Cette nationalité française ne l’a pas protégé, pas plus que son extrême jeunesse…

Tout cela amène à réfléchir et, peut-être, à entrer dans l’âge adulte. Je pense qu’un gamin qui a travaillé sur la Shoah développe un sentiment de responsabilité, dans le sens où il va devoir être acteur dans ce monde et être en alerte. Il devient aussi le témoin des témoins, le témoin des victimes, leur héritier.

Dans le livre « Territoires vivants de la République » auquel vous et l’enseignante Claire Podetti avez participé, vous écrivez : « Chercher des sources, les croiser, les vérifier, les questionner, les mettre à distance, c’est cela faire de l’histoire ». Le côté participatif est-il forcément nécessaire à l’apprentissage de l’Histoire ?

Il n’est pas obligatoire mais il contribue à renforcer son sens. Se confronter à des fiches d’internement, des listes de déportés, chercher qui les a établies, c’est faire de l’histoire : contextualiser, identifier des acteurs (Forces d’occupation ou gendarmes français ?), questionner la fonction du document, le confronter à d’autres documents, tout cela légitime le travail méthodologique fait en cours et lui donne sens. 

Ce qui est sûr c’est qu’il faut que l’école s’ouvre : chaque occasion de faire rencontrer aux élèves des acteurs de la société civile, des gens engagés et experts est bonne à prendre. Il est essentiel d’ouvrir les portes des salles de classe, et d’en faire sortir les élèves aussi. Ils ont besoin de projets, d’activités qui leur fassent aimer l’école. Et puis la jeunesse a une grande capacité à s’approprier les histoires des autres.

Mais il faut aussi accepter qu’on ne peut pas toujours mesurer l’impact qu’a ce travail sur eux. Ce genre de projet peut très bien passer auprès de certains et être pesant pour les autres. Ce n’est pas grave. L’important, c’est de ne pas massacrer les élèves dans ce type de travail au long cours. On peut pointer du doigt leurs manques, ça oui, mais il ne faut pas les blesser.

Avez-vous d’autres projets qui vous tiennent à cœur ?

Je travaille sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Je suis aussi en train de recenser les élèves du lycée Victor Duruy qui ont été déportées durant la Seconde Guerre mondiale car je me suis aperçue qu’il n’y avait pas de mémoire de la déportation raciale dans cet établissement. C’est un travail de longue haleine. J’ai pour l’instant recensé sept petites lycéennes, je continuerai l’année prochaine avec mes élèves. 

C’est un peu la même démarche que le projet Convoi 77, auquel j’ai participé par le passé : on s’empare d’un destin, on creuse et finalement on écrit une histoire qui est très courte, forcément, et qui se finit dans une violence extrême. Mais cela raconte une vie qui ne se limite pas à sa fin. Ces adolescentes juives victimes de la Shoah ont eu une vie avant, elles ont laissé des traces, elles ont hanté les couloirs du lycée…

En travaillant sur la micro histoire, on remet des noms derrière ces nombres sidérants : 6 millions de Juifs, 1,5 million d’Arméniens, 800 000 Tutsis… On passe sans arrêt de l’individu à l’universel et du groupe à l’individu. C’est essentiel car les nazis voulaient justement nier cette individualité en effaçant les noms des victimes et en leur tatouant un numéro. Cela permet aussi de déconstruire les idées véhiculées par les discours totalitaires, encore aujourd’hui, qui veulent réduire les individus à une identité : juif, tutsi, noir, blanc, etc. Mais on n’est pas que ça : on est blanc et plein d’autres choses, on est noir et plein d’autres choses, on est juif et éventuellement athée, on est polonais et immigré… Nos identités sont multiples.

 

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