Marguerite MARCUS
A 16772
Roman graphique réalisé par les élèves de Terminale 3 dans le cadre du projet Convoi 77
Textes : Oumou Bah, Amelle Bendounan, Merouane Biga, Soufiane Bouchneb, Rida Bouhaddachi, Antony Cardinali, Zara Chalaye, Lucas Dubarle, Bilal Embouazza, Cécilia Estorgues, Tina Galou, Valène Guillouard, Diéla Koubemba, Alicia Legros, Emie-Marthe Malonga, Sriram Muralitharan, Mahawa N’Diaye, Clara Nanteau, Tiya Phongthisouk, Abdullah Polat, Girgina Radeva, Vénus Senga Sahumba, Imane Tassafout, Sarah Tassafout, Clément Yanez
Illustrations : Bastien Angoston, Lou-Anne Balrick, Antoine de Aveiro, Maïna Cezar, Naomi Faridiala, Yasmine Le Floch, Emmanuel Nazebi, Tom Perret, Jade Pouilly, Valentin Sehairi
Présentation du projet par les élèves de la Terminale G3 du lycée Pierre Mendès France (Savigny le Temple)
Sur proposition de notre professeure, notre classe a décidé de se lancer dans le projet Convoi 77 pour le Concours national de la Résistance et de la Déportation. « Convoi 77 » est une association ayant pour but de réaliser l’ensemble des biographies des personnes déportées le 31 juillet 1944, de Drancy vers Auschwitz par le convoi n°77. Pour cela, l’association attribue au hasard un(e) déporté(e) à des classes, en France ou ailleurs, voulant adhérer au projet. Nous nous sommes vu attribuer Marguerite Marcus, l’une des 157 femmes de ce convoi ayant survécu. Marguerite est arrivée à Auschwitz dans la nuit du 2 au 3 août 1944, elle y est restée jusqu’au 28 octobre 1944. Elle a ensuite été transférée à Kratzau, où elle a été libérée le 9 mai 1945. Étant donné qu’aucun témoignage de sa part ne se trouve sur Internet pour retracer ce qu’elle a vécu (quelle surprise pour nous de savoir que Marguerite n’est connue de personne alors qu’elle a survécu à la Shoah !), nous avons choisi de nous investir de façon collective et de faire de nombreuses recherches à son sujet. Notre objectif a été de reconstituer les épreuves abominables que notre déportée a traversées durant la période de la Seconde Guerre Mondiale, en réalisant un roman graphique d’une vingtaine de pages. Ce roman contient les grandes lignes de sa vie : son enfance en Roumanie, son arrivée en France, son arrestation, sa déportation, son arrivée dans les camps d’Auschwitz-Birkenau et Kratzau, et enfin, sa libération et son retour en France.
Pour parvenir à nos fins, nous avons commencé par nous répartir en plusieurs groupes et avons tenté de déchiffrer les indices concernant la vie de notre déportée, à l’aide d’archives recueillies par l’association Convoi 77 (dont vous trouverez des exemples en photographies). Cela nous a permis de découvrir sa date et son lieu de naissance, ses origines, son métier, sa famille, quand et comment elle a été déportée. Mais en mettant en commun les informations recueillies par chaque groupe, nous avons constaté qu’il y avait des divergences dans les archives, par exemple sur sa date de naissance ! Nous avons donc compris que nous allions devoir creuser nos recherches.
La première étape a été de nous pencher sur les faits historiques, via des recherches sur Internet, notamment le site du Mémorial de la Shoah ou de Mémoire des hommes, ou des ouvrages spécifiques à la période : l’histoire de l’immigration en France, la manière dont étaient traités les immigrés juifs, la situation politique en France pendant la Seconde Guerre mondiale, les conditions d’internement dans les camps en France et en Allemagne… Nous avons également regardé attentivement le témoignage de la déportée Régine Jacubert (née Rywka Skorka) qui se trouvait dans le même convoi que Marguerite Marcus. Nous avons ainsi fait le lien et avons imaginé que notre déportée avait vécu des émotions similaires, et les mêmes conditions invivables que Régine. Tout cela nous a permis de dresser les grandes lignes de la biographie de Marguerite Marcus, mais de nombreuses questions restaient en suspens : nous ne sommes pas parvenus à découvrir ce qui était arrivé à ses parents par exemple, mis à part que son père était toujours vivant en 1955… En revanche, en faisant la demande à l’état civil de Paris, nous avons réussi à obtenir l’acte de décès de Marguerite, et à découvrir ainsi qu’elle avait été mariée ! De plus, nous avons percé le mystère de Jean Landy, que les archives de l’association mentionnaient sans plus d’explications comme le locataire de l’appartement où Marguerite avait été arrêtée en 1944. Il s’est avéré être un résistant du Front national, déporté à Buchenwald ! Enfin, nous voulions donner comme titre à notre ouvrage le numéro de déportée à Auschwitz de Marguerite, mais les archives étaient remplies de numéros dont nous ne connaissions pas l’origine. Heureusement, un historien spécialiste de la période que nous avons contacté est venu à notre secours.
Au mois de janvier, nous nous sommes préparés à la venue au lycée de Barroux, peintre, auteur et illustrateur professionnel. L’objectif était de recueillir des conseils, afin de réaliser un roman graphique cohérent avec le thème de notre projet. Cette rencontre enrichissante nous a beaucoup aidés sur le style de planches à adopter, le style de dessin, le choix de la couleur ou du noir et blanc, la manière dont nous pouvions agencer les textes, ainsi que l’atmosphère à entretenir dans notre ouvrage.
Puis nous nous sommes attaqués à la rédaction au brouillon de nos planches. Par groupe, nous nous sommes intéressés aux différentes étapes de la vie de Marguerite Marcus. Chaque groupe a été constitué de personnes ayant de bonnes capacités dans le dessin (notre classe est en effet composée de nombreux élèves suivant la spécialité arts) et qui s’occupaient des illustrations, les autres se chargeant d’écrire, et de découvrir quels éléments de la vie de Marguerite nous devions reconstituer. Nous nous sommes inspirés de photographies et de livres pour être le plus réalistes possibles, en sachant que nous serions forcés parfois « d’inventer ».
Au commencement, la première difficulté rencontrée a été le style artistique différent des personnes chargées de la réalisation des dessins, problème que nous avons résolu en prenant la décision de mélanger tous les styles, proposant ainsi un travail original et réellement collectif. Ne possédant aucune photographie de notre déportée, nous étions également dans l’incapacité de connaître son réel visage, ou celui des personnes qui l’entouraient… Quant à ses sentiments, ils étaient très difficiles à imaginer : comment poser des mots sur des situations que nous n’avions pas vécues nous-mêmes ?
En février, une sortie a été organisée au Mémorial de la Shoah à Paris dans le but de récolter davantage d’informations, de photographies, mais aussi pour visiter les lieux. Nous avons ainsi regardé le témoignage de trois personnes ayant été victimes de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Nous avons découvert le « mur des noms », où se trouvait bien entendu le nom de Marguerite, un moment émouvant pour nous… Il était impossible de ne pas ressentir une profonde empathie pour ces millions de victimes. Voir la tenue des déportés est une sensation inexplicable, qui rend des atrocités infligées par des humains tellement réelles…
Ce projet nous a permis non seulement d’enrichir notre culture générale liée à l’histoire mais aussi de nous rendre compte des circonstances atroces, inhumaines dans lesquelles les juifs ont été déportés. Malheureusement, nous n’avons pas pu rencontrer Marguerite, aujourd’hui décédée, ni d’autres victimes de ce cauchemar, sauf quelques lucky few de spécialité HGGSP, qui ont eu l’honneur d’entendre le témoignage de Ginette Kolinka, invitée dans notre lycée.
Nous avons pris un plaisir immense à réaliser ce projet, à nous lancer dans l’inconnu, en partant de presque rien, sans savoir ce que le projet allait donner, si nous allions réussir ou échouer. Il nous a permis de travailler de manière collective, d’apprendre à communiquer ensemble en acceptant les qualités et les défauts de chacun, afin que les textes soient tous « raccord », qu’ils donnent l’impression d’avoir été écrits par la même personne tout en restant fidèles à l’époque à laquelle on écrivait. Chaque élève a eu un travail, une responsabilité, un rôle à jouer. Nous nous retrouvions au CDI tous les vendredis après-midi, et tels des détectives, des Sherlock Holmes en herbe, nous nous activions pour recoller les morceaux de l’histoire de Marguerite. Conclure une recherche et trouver des choses utiles pour toute la classe était comme déterrer un trésor.
Nous savions aussi malheureusement que le temps nous manquait pour créer un livre digne d’une maison d’édition, et qu’il fallait accepter de faire ce que nous pouvions, à notre niveau, et dans le temps imparti. Mais c’est une fierté de se dire que nous avons tous contribué à un « beau » projet, en équipe. C’est quelque chose qui nous restera comme un dernier souvenir de nos années de lycée. C’est une partie de chacun de nous.
Ce projet nous a également permis d’approfondir nos connaissances sur la Seconde Guerre mondiale, en sortant du cadre du programme d’histoire. Ainsi, nous nous sommes intéressés au versant « humain » de ce drame, afin de comprendre que derrière le génocide, se cachent des personnes avant tout. De plus, même si le sujet est douloureux, nous avons conscience d’avoir rendu hommage en premier lieu à notre déportée, à qui nous nous sommes attachés, mais aussi à toutes les autres victimes, et d’avoir accompli notre devoir de mémoire.
Il est important de ne jamais oublier la Seconde Guerre mondiale et l’ensemble de ses victimes, d’apprendre du passé, afin qu’une telle tragédie ne se reproduise pas. Plus les années passent, moins il y a des survivants de la Shoah, et bientôt ils auront tous disparu. Ce sera donc le travail de la jeunesse de transmettre ce savoir aux générations futures : nous sommes les témoins des témoins ! Nous ne voulons pas que tous ceux qui ont subi ces souffrances soient effacés des mémoires, mais au contraire, que l’on puisse se souvenir que tous ont été des personnes d’un courage incroyable qui méritent leur place dans l’histoire.
1 – UNE ENFANCE PAS COMME LES AUTRES
Je m’appelle Marguerite Marcus et je vais vous raconter mon histoire. Je suis née le 24 mai 1910, à Bucarest, en Roumanie, où je vis avec mon père Rafael Marcus et ma mère Berthe Fischer. Etant juifs, et pauvres, nous sommes menacés par les pogroms qui ravagent notre communauté, et, après la Première Guerre mondiale, par la guerre hungaro-roumaine et la crise économique.
Je ne suis encore qu’une enfant quand mes parents décident de changer de vie. Le pays idéal ? La France, qui à nos yeux représente les droits de l’homme… Un pays qui a besoin de main d’œuvre après la saignée de la Première Guerre mondiale, et où la paix règne. Du moins, c’est ce que nous croyons.
C’est ainsi qu’en 1919, nous déménageons.
Tout quitter, tous laisser derrière nous, sans nous retourner. Se reconstruire adns un autre pays… Ce ne sera pas facile. Je ne suis pas sûre d’avoir les épaules pour.
Arrivés en France, nous nous installons à Paris. Mes parents m’inscrivent dans une école de filles dans le 17e arrondissement. Mes années à l’école sont difficiles. J’ai peu d’amis. Les autres enfants français ne veulent pas se mélanger. Je ne comprends pas pourquoi ils me rejettent pour mon origine et ma religion. Je me pose des questions sur mon identité. Devrais-je renier qui je suis pour les autres ?
2 – LA GUERRE
Dans les années 1930, je travaille en tant que vendeuse dans une petite épicerie que mes parents ont ouverte à notre arrivée en France. Je grandis là, derrière le comptoir, accueillant tout type de client. Nous vivons modestement mais simplement.
En 1933, les temps sont durs pour tout le monde. La France subit la crise économique venue des Etats-Unis. Nous sommes inquiets. A la radio, on entend parler de l’arrivée d’un régime antisémite en Allemagne. Il paraît que les Allemands veulent prendre leur revanche. Des horreurs contre les Juifs sont commises durant la Nuit de cristal, en 1938. Elles en disent long sur le sort qui nous sera réservé si les Allemands venaient en France.
Nous sommes le 3 septembre 1939, la France vient de déclarer la guerre à l’Allemagne.
10 mai 1940 : je viens d’apprendre à la radio qu’après huit mois de guerre sans réel combat, les Allemands ont attaqué la France.
14 juin 1940 : Paris est maintenant contrôlée par les Allemands. J’ai vu dans le journal des photographies d’Hitler défilant à Paris. Je suis horrifiée.
3 – UN MAUVAIS REVE COMMENCE
1940. La France est défaite et l’Allemagne l’a envahie. J’ai peur. On dit que les Allemands sont tous antisémites. Que va-t-il nous arriver ? La France est divisée. J’habite dans la France occupée où les Allemands ont pris le pouvoir, appuyés par l’administration du régime de Vichy, en zone libre. Nous, les Juifs, sommes pris pour cibles. De nouvelles lois ont été mises en place. Une loi est passée le 27 septembre, nous sommes devenus une catégorie à part. On nous oblige à se faire recenser, nous devons afficher un signe de reconnaissance sur la devanture de nos magasins. Ceux-ci doivent être classés comme une propriété juive. J’angoisse à la simple pensée de perdre mon magasin, mes parents et moi-même avons placé tellement d’argent, de temps et d’espoir dans cette entreprise.
1941. Cela fait un moment que je n’ai pas écrit pour moi et que je n’ai pas gribouillé terrasses et paysages dans mon carnet. J’ai perdu ma joie de vivre. J’ai 31 ans et j’ai l’impression que la vie n’a plus de sens. Je sais inconsciemment que plus rien ne sera comme avant. Je suis réduite à n’être qu’une âme dans un corps qui subit. Ma jeunesse est triste. Je ne vis pas la vie que j’imaginais, celle des premières amours, des premières fêtes. Mais malheureusement, je ne peux pas contrôler mon destin et celui de millions d’autres Juifs.
La seule bonne chose qui me soit arrivée est ma rencontre avec ce cher Jean Landy et sa sœur. Ils ne sont pas juifs, mais sont révoltés par ce qui nous arrive. Il paraît que Jean est résistant, et qu’il fait partie du Front national, un mouvement de résistance communiste !
4 – LA CIBLE
La vie est de plus en plus compliquée. De nombreux magasins sont fermés. Par la force des choses, le nôtre a fini par céder. Nous l’avons perdu. Les administrations française et allemande ont dépossédé les Juifs de leurs entreprises. D’autres lois sont installées. On nous oblige à vivre comme des animaux. Nous ne pouvons plus travailler, ni prétendre à des comptes en banque. Je ne suis pas la seule à pouvoir dire que nos revenus sont maigres et ne suffisent pas à subvenir à nos besoins.
16-17 juillet 1942. Autour de moi, les Juifs rescapés ne parlent que de cela. 12 884 personnes ont été raflées dont 4051 enfants. Une population entière enfermée dans le Vélodrome d’Hiver. Je ne préfère pas imaginer ce qui se passe là-bas. Je suis soulagée d’y avoir échappé en me cachant chez les Landy. Mais je me rends bien compte que je ne suis pas sauvée pour autant.
Novembre 1942 – L’ensemble de la France est désormais occupé par les Allemands. La zone libre vient d’être envahie. Nous sommes de plus en plus stigmatisés, et, depuis le 7 juin, je dois maintenant porter l’étoile jaune en public.
J’appréhende la nouvelle vie à laquelle je suis contrainte. Je n’ose plus sortir, j’angoisse à l’idée d’être dévisagée par tout le monde. Et plus encore, d’être arrêtée.
5 – UNE CACHETTE PRESQUE PARFAITE
Des rumeurs sur des convois déportant de plus en plus de Juifs se font entendre. Il y a tous les jours de nouveaux déportés. J’ai appris la déportation d’Elise, une vieille dame qui venait souvent dans mon magasin. Elle avait pour habitude d’acheter des citrons. M’imaginer Elise dans ces camions, dans des conditions déplorables qui ne sont pas adaptées à son âge, me fend le cœur. De plus, elle boîte de la jambe gauche. J’espère sincèrement que tout ira bien pour elle. Ce qui est sûr, c’est que je n’oublierai jamais son sourire rayonnant et sa douce voix.
Je me cache à présent définitivement chez les Landy, dans le 16e arrondissement, rue Desbordes Valmore. Comme tant d’autres gens, j’ai pris un pseudonyme, Marais, pour cacher mon identité et éviter la déportation. J’ai conscience du danger que cela représente et des risques que je prends, mais je n’ai pas le choix. Mon père se cache, lui aussi.
23 mai 1944 – Demain, c’est mon anniversaire. Je suis chez Jean Landy, j’attends sa sœur. Soudain, de violents coups sont frappés à la porte. Je sursaute, me précipite vers l’œilleton et les voit : des soldats allemands ! Je n’ai aucune issue de secours…
A mon réveil, je sens les secousses de la route. Je me souviens : ils ont défoncé la porte, renversé la lampe et je me suis évanouie. Et maintenant, je suis là, dans un camion de la Wehrmacht, je suppose. Je vois d’autres prisonniers autour de moi. L’un d’entre eux doit avoir quatre ans tout au plus. Un autre est silencieux, a le regard vide. Cela contraste avec les pleurs retenus de l’enfant.
Je suis escortée par les soldats à l’intérieur d’une prison. J’ai cru lire sur la pancarte à l’entrée : « Fresnes ». Je réalise alors que je suis dans l’une des plus terribles prisons françaises. Je vois des bâtiments détruits, un nombre de personnes inimaginable. Des prisonniers. Je ne le sais pas encore, mais dans quelques jours, j’en verrai un se faire abattre devant moi.
Non. Je veux me débattre, ou me mettre en boule par terre. Mais j’avance. Je dois avancer. Pour survivre.
A notre arrivée, nous sommes entassés à huit dans une cellule pour deux. Je dors par terre cette nuit. Comme d’autres, je n’arrive pas à trouver le sommeil. L’homme silencieux du camion est aussi dans la cellule, sur le lit. De toute la nuit, il ne dira qu’une chose en me fixant : « Tu es Juive ? ». Je n’acquiesce pas, ni ne réfute. Ce sera la dernière fois que je l’entendrai prononcer un mot.
Au moment où je me suis enfin assoupie, deux gardes armés de fusils viennent me chercher. Nous sommes trois, ils nous ont dispersés dans plusieurs salles. Je tremble. Je sais ce qu’il va se passer. Un des gardes surveille la porte et fait des allers-retours dans le couloir. Le deuxième se tient debout face à moi. Je n’arrive pas à ouvrir la bouche pour répondre à ses questions. J’ai l’estomac noué. Il m’a demandé ce que je faisais chez Jean Landy, si je connaissais des personnes en lien avec la Résistance. Il me promet un plat chaud mais je ne réponds pas. Je ne verrai jamais ce plat chaud.
Alors qu’on me ramène à ma cellule, je croise Blanche Auzello, la célèbre directrice du Ritz connue pour ses faits de résistance, que j’ai vue entrer dans l’une de ces fameuses pièces. Elle a le visage tuméfié et la tête baissée. Des gardes la traînent car elle peut à peine marcher.
Je passe deux mois dans cette prison à souffrir le martyre, sans nouvelles du monde extérieur. J’entends cependant dire que les Allemands sont en train de déplacer un nombre important de prisonniers…
6 – UN VOYAGE SANS RETOUR
12 Juillet 1944 – Des gardes sont venus me sortir de cette infâme cellule de la prison de Fresnes. Après un trajet en camion, me voici arrivée avec d’autres détenus dans un grand centre d’internement situé à Drancy. Drancy ressemble à une énorme prison. Le camp est composé de cinq tours avec un bâtiment au centre. A première vue, nous sommes des milliers de personnes réunies au même endroit.
Le camp est calme. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Nous sommes immédiatement séparés en deux groupes. Les hommes d’un côté et les femmes de l’autre avec les enfants. Je ne me sens pas du tout à l’aise. Au contraire, j’ai un mauvais pressentiment. J’ai le sentiment d’être seule au monde et d’avoir atterri dans un endroit isolé de la vie réelle. J’essaie de me ressaisir, je ne veux pas perdre espoir.
Je décide d’aller voir un groupe de personnes pour connaître la cause de leur présence ici. Comme moi, ils sont Juifs.
Durant deux semaines, nous vivons dans la misère. Les soldats nous ont installés dans des immeubles en construction. Nous devons supporter des conditions d’hygiène déplorables. Nous sommes constamment étouffés par la chaleur de l’été, nous dormons sur des paillasses crasseuses, avec quelques lavabos pour unique lieu d’hygiène. Nous mangeons peu, et surtout, nous nous inquiétons sur noter sort. Nous savons juste que nous serons envoyés dans des camps de travail en Allemagne, mais nous ne connaissons pas les détails.
31 juillet 1944 – Quinze jours de misère et de peur de l’inconnu plus tard, nous sommes de nouveau déplacés. Cette fois, c’est dans un train composé de wagons à bestiaux que nous allons voyager. Notre convoi, paraît-il, porte le numéro 77. Les officiers SS séparent les hommes des femmes, mais tout le monde monte dans des wagons, personnes âgées, malades, femmes enceintes ou avec des enfants… Tellement d’enfants que ça en est abject. Pourquoi sont-ils là ? Les nazis vont-ils oser faire travailler des enfants ?
Quelqu’un me glisse à l’oreille que le chef des déportations de Drancy, Alois Brunner, est l’homme ignoble responsable des rafles d’enfants. Mais je ne vois pas de colère dans les yeux des déportés. Dans cette gare, tous ont le même regard. Et j’y lis de la résignation.
Il y a des soldats à chaque extrémité des portes. Nous entrons en file indienne. Dans les wagons, nous sommes tellement nombreux que nous nous retrouvons rapidement les uns sur les autres. Des enfants pleurent, des femmes prient.
7 – LE DEBUT DU CALVAIRE
3 août 1944 – Le train s’arrête enfin. Les portes s’ouvrent, il fait sombre. Des soldats avec leurs chiens nous hurlent dessus pour nous dire de descendre : « Geh raus ! Geh raus ! ». Ils nous séparent en deux files, les hommes et les femmes adultes d’un côté, les personnes âgées, les handicapés et les enfants de l’autre. J’entends des soldats demander à des jeunes s’ils ont plus de 16 ans. Je comprends alors qu’ils sélectionnent ceux qui sont aptes ou non à travailler. La première file part en premier. Nous partons ensuite, dans une autre direction…
On nous fait entrer dans le camp, une odeur nauséabonde s’en échappe, je me demande d’où elle provient. Puis, nous entrons dans une salle où on nous ordonne de nous déshabiller sous le regard cruel des soldats. C’est la première fois de ma vie que je suis confrontée à une situation aussi humiliante, dégradante, gênante. On nous rase les unes après les autres, cheveux et même parties intimes. Puis on nous tatoue un numéro sur le bras qui devient notre identité et que nous devrons savoir réciter en allemand à chaque fois qu’on nous le demandera.
Enfin, on nous conduit dans des dortoirs. Le moins qu’on puisse dire c’est que nous avons toutes envie de dormir. Mais comment trouver le sommeil entourées de gardes SS qui font les patrouilles dans ce camp entouré de fil barbelé électrifié ?
Les kapos qui sont souvent des prisonniers très violents sont désignés pour garder et encadrer les prisonniers. Ils portent un triangle vert pour se différencier. Le règlement du camp donne aux officiers SS le droit de punir les prisonniers. Ils exercent leur travail de manière brutale. Durant l’appel, certains prisonniers s’écroulent à cause des conditions météorologiques. Ils sont punis pour cela.
8 – L’ENFER SUR TERRE
Notre quotidien en tant que femme se résume à être isolée de tous les hommes. Nous n’avons pas le droit d’être en contact avec eux. C’est l’enfer de la quarantaine. Durant cette période, l’appel a lieu deux fois par jour. L’autre partie du temps, nous sommes assises par terre jusqu’au retentissement d’un sifflet qui signifie qu’on doit se mettre à courir à la recherche de pierres. Cette tâche a uniquement pour but de nous épuiser et de nous déshumaniser car ces allers-retours sont vains.
Chaque jour, nous sommes nourries d’une quantité minime de soupe et de pain. L’atmosphère est effroyable. Nous sommes entourées de cris, de peur, le froid est atroce. Malgré tout, je veux survivre !
Lors des sélections, nous nous présentons devant les SS qui nous indiquent d’aller à gauche ou à droite. Chaque jour, l’angoisse m’envahit lorsque ce moment crucial arrive, car si on m’envoie à gauche, je serai exposée à l’horreur des crématoires. SI on m’envoie à droite, je survis, dans d’horribles conditions. Parfois, je me prends à penser qu’être envoyée à gauche serait la meilleure solution, pour en finir avec cette vie misérable…
9 – SURVIVRE
Les toilettes, l’une à côté de l’autre, sont sans aucune intimité. Je me retiens quasiment toute la journée pour ne pas me retrouver trop souvent dans cet endroit insalubre et glauque. Heureusement que je ne suis plus indisposée, comme beaucoup d’autres femmes. Je me doute bien que ces dérèglements du corps sont dus au traumatisme. Mes moindres faits et gestes deviennent un fardeau.
Nous ne sommes plus humains aux yeux des nazis ! Une camarade de baraque s’est fait arracher ses jumeaux à l’arrivée dans le camp et vient d’apprendre qu’ils ont succombé aux expériences médicales du cruel Dr Mengele. Ce monstre a essayé de les coudre pour en faire des siamois. Je n’ai plus les mots… Comment peut-on être humain et faire cela ?
Sous l’ordre des SS, un orchestre de femmes a été constitué dans le camp. Le but est de nous accompagner au travail. Il joue sur la demande des SS lors des visites officielles ou pour la distraction des gardiens et officiers. Nous sommes littéralement exploitées comme des esclaves pour égayer leurs journées. Nous voir épuisées est le cadet de leurs soucis. Peut-être d’ailleurs y prennent-ils beaucoup de plaisir…
J’essaye cependant de me montrer forte face aux plus jeunes qui se confient à moi pour qu’elles puissent me considérer comme une mère. Être un appui pour les autres est l’une des raisons pour lesquelles je reste en vie.
10 – UNE LUEUR D’ESPOIR
Octobre 1944 – Quel jour sommes-nous ? J’ai perdu la notion du temps. Tout à coup, on me réveille brusquement. Les Allemands nous jettent, avec plusieurs autres femmes, dans un train, sans nous dire où nous sommes emmenées. Nous sommes toutes entassées dans le wagon, j’arrive à peine à respirer. Le trajet me paraît interminable. Certaines femmes vont mourir devant moi. L’atmosphère est horrible, funeste. J’ai peur moi aussi que mon dernier jour soit arrivé. Tout le monde est crispé, tendu.
Après quelques jours de trajet, nous arrivons enfin et sommes violemment tirées du train. Je comprends que nous sommes toujours en Allemagne, du moins dans l’Allemagne occupée. J’apprends qu’il s’agit du camp de Kratzau, en Tchécoslovaquie. Nous sommes emmenées dans des dortoirs insalubres, petits et sombres. Nous sommes à l’étroit. Les soldats nous font vite comprendre que nous sommes ici pour travailler au service des nazis.
Mes journées se ressemblent toutes :
– Matin : appel et déjeuner
– Journée : travail interminable à l’usine
– Soir : pommes de terre à l’eau avec du pain.
Les portions qu’on nous donne à manquer sont ridicules. Donc notre seul moyen de tenir est de nous « organiser ». Par exemple, certaines détournent l’attention pendant que d’autres volent.
Ou alors, nous sympathisons avec des surveillantes pour être mieux traitées et avantagées. Pour survivre, nous sommes obligées de le faire. Celles qui ne le font pas ont plus de mal.
Malgré cela, je préfère Kratzau à Auschwitz car nos conditions sont moins pénibles sans la pression de la sélection, sans les chambres à gaz, sans l’odeur des crématoires.
Jours, semaines et mois passent, mais nous entendons parler d’une libération proche. Des avions volent au-dessus de nos têtes. Les Allemands sont inquiets. On pourrait croire que cela nous soulagerait, mais cela rend en réalité l’attente longue et difficile. Je fais tout pour garder espoir.
11 – DE L’OBSCURITE A LA LUMIERE
9 mai 1945 – Personne n’ose bouger. J’ai le cœur qui bat la chamade. Je sens la liberté proche et je ne sais pas comment réagir par rapport à cela. Je suis partagée entre la joie de voir la fin proche et la panique de ne pas savoir ce qui va se passer. Est-ce que notre camp va finalement être bombardé ? Les Allemands vont-ils décider de tous nous tuer avant l’arrivée des Soviétiques ? Va-t-on venir nous sauver ? Ou nous laisser mourir ?
Plus tard, nous sommes dans la cour. Les Allemands ont disparu. Tout à coup, nous voyons arriver un groupe de soldats. L’un vient à notre rencontre, monte sur une table, puis nous crie : « Femmes, vous êtes libres ! ».
Je n’arrive pas y croire. Les paroles résonnent dans ma tête. « Libre ». Je suis « libre ». Je n’ai pas les mots. Je ne peux pas décrire ce que je ressens. Je n’arrive pas à y croire. Je suis sans voix. De nombreuses femmes tombent autour de moi, sous le choc. Je suis comme paralysée.
12 – RETOUR A LA VIE
Je fais partie de celles qui ont été prises en charge par les Russes. Nous avions faim et froid. Après de longues heures de marche, j’ai pu prendre un train jusqu’au centre de Sarrebourg. Le retour en France est long. J’ai terriblement maigri, je suis faible et épuisée, mais mon courage (oui, j’ose le dire : c’était du courage !) m’a permis de rentrer saine et sauve. Je suis examinée par des médecins qui constatent que mon état de santé est bien médiocre, mais me laissent rentrer chez moi. J’ai échappé au typhus et à tant d’autres horreurs.
Dieu soit loué, mon père est vivant ! Je le rejoins. Je n’ai pas pu m’empêcher de m’effondrer en larmes de soulagement. Notre vie a totalement été détruite, mais nous devons la poursuivre à deux, puisque ma mère a disparu. Je me dois de la poursuivre pour tous ceux qui n’ont pas eu la chance de revenir vivants. Vais-je y arriver ?
Depuis que je suis rentrée en France, je me demande ce qui est arrivé à Jean Landy. Cet homme a fait preuve de courage pour me protéger et protéger de nombreux autres juifs. Par tous les moyens possibles, j’ai réussi à retrouver sa trace. Lui aussi a été arrêté, puis déporté dans le camp de Buchenwald. Sans surprise, son expérience était tout aussi tragique et inhumaine, mais il s’en est sorti vivant.
1955 – Les années ont passé. J’essaie de me reconstruire. Les séquelles sont toujours là, mais j’essaie d’avancer sans que ces traumatismes me freinent.
Je reçois le titre de déportée politique. C’est la seule trace que je garde de ce qu’on a vécu et j’espère que c’est un premier pas pour faire entendre notre histoire au monde entier.
Je me marie avec Pierre, le fils des Weibel, dont la famille a également été décimée par la Shoah, puis nous nous installons au 41 avenue Général Sarrail dans le 16e arrondissement.
Je vous partage mon histoire car en tant que victime de ce génocide, il est important de raconter ce massacre, car personne ne peut mieux que nous retranscrire ce que nous avons vécu. Mais beaucoup d’autres en sont incapables. Les déportés ne trouvent pas toujours les mots. Peut-être sentent-ils également qu’on ne souhaite pas vraiment les écouter. Nous sommes tous ébranlés. Mais persévérons, honorons ces millions de victimes, tant de choses restent à élucider et nous ne pouvons pas fermer les yeux.
Certains se sentent coupables d’être revenus. Ceux qui ont réellement vécu le génocide ne sont plus là pour témoigner. Et puis, il y a ceux qui ont perdu la foi à Auschwitz, foi en Dieu, foi en l’humain.
Il reste tant de choses à découvrir, à comprendre. Mais comme dirait Primo Levi : « Pour ceux qui ont vécu l’enfer, il n’y a pas de pourquoi ».