Doba LEVINE, 1892-1944
Photographie ci-contre prise en 1944, provenant du fonds d’archives familiales de descendants de Doba et Berthe LEVINE.
L’autre photographie familiale de Doba Levine (voir ci-dessous) entourée de ses trois enfants date de 1915 (photographie sans doute réalisée pour être envoyée à son mari au front).
Les vies de Doba Levine et de sa fille Berthe ont été étudiées par un groupe de trois élèves du Lycée International Français de Vilnius, en Lituanie, où elles seraient nées. Les élèves ont tout d’abord découvert les informations données par la liste des déportés sur le site convoi77.org, ainsi que les données du recensement de Paris en 1926, 1931 et 1936. Peu après le confinement à commencé, pour durer près de trois mois… Pendant ce temps, le professeur d’Histoire-Géographie de la classe a rassemblé les documents disponibles sur Internet, tandis que les organisateurs du projet envoyaient les dossiers disparition des deux déportées conservées par le SHD. Vers la fin du confinement puis dans les semaines qui ont suivi, les trois élèves se sont attaquées au dossier documentaire pour rédiger les biographies, avant d’y ajouter des éléments de contextualisation historique. Enfin, la publication des biographies sur Internet a été remarquée par des petits-enfants de Doba Levine, qui se sont signalés et ont fourni leur précieux témoignage et des photographies, faisant découvrir tout un pan de la vie et de la personnalité de Doba Levine jusqu’alors inconnu, notamment le couple militant formé avec Grégoire Kounitzky.
Sources :
Nous avons disposé :
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des dossiers disparition de Doba et de sa fille Berthe du ministère des Anciens Combattants et des Victimes de Guerre, conservés par le SHD;
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du registre de dépôt de la préfecture de la Seine;
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des extraits des carnets de fouille de Drancy, publiés sur le site du Mémorial de la Shoah;
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des données du recensement de Paris de 1926, 1931 et 1936, publiées en ligne par les archives de Paris;
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des registres d’Etat civil de Paris et du tribunal de la Seine, publiés sur le même site;
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des données sur les engagés de la Grande Guerre publiées par le Ministère des Armées sur le site « Mémoire des Hommes »;
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des registres juifs de naissance de Vilnius, conservés par les Archives Historiques de Lituanie ;
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du dossier de naturalisation de Doba Levine en 1925, conservé aux Archives Nationales ;
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du témoignage d’une partie des petits-enfants de Doba Levine, qui ont aussi fourni des photographies.
De l’empire tsariste à Paris
D’après les documents français, Doba Levine serait née Levy le 15 janvier 1892 à Vilnius, en Lituanie, alors dans l’empire russe, dont les provinces occidentales abritent une population juive très importante. C’est lié à l’histoire médiévale et moderne de la Lituanie, quand le pays s’étendait de la Baltique à l’Ukraine et accueillait massivement des artisans étrangers, notamment juifs, pour assurer son développement. Vilnius était même surnommée la « Jérusalem du Nord ». Mais rien ne prouve que Doba, son mari et sa fille y soient nées: nous n’avons pas retrouvé leurs actes de naissance (ni même l’acte de mariage) dans les registres juifs de la ville, apparemment tous et bien conservés par les Archives historiques de Lituanie. Il semblerait donc que Doba, son futur mari et leur fille soient nés ailleurs, sans doute dans la région de Vilnius.
Après l’intégration de la Lituanie à l’empire russe à la fin du XVIIIème siècle, la situation des Juifs s’y est fortement dégradée, notamment après l’assassinat de l’empereur Alexandre II en 1881, quand des pogroms ont éclaté – mais ils ont plutôt épargné le territoire actuel de la Lituanie, beaucoup plus petit qu’autrefois. Cette dégradation a poussé plus de deux millions de Juifs a quitté l’empire tsariste entre 1881 et 1914: même si rien ne prouve que Doba Levine et sa famille ont fui les persécutions antisémites, leur départ s’inscrit dans un grand mouvement migratoire qui a été encouragé par celles-ci. D’ailleurs Doba et son mari ne sont pas les seuls de leur environnement familial à partir : d’après les descendants de celle-ci, son frère se serait installé aux Etats-Unis sous le nom d’Arthur Levy ou Levine, et y aurait eu deux enfant, Arthur et David.
Les parents de Doba, Berke et Hayé Levy, étaient marchands. Doba s’est mariée avec Peretz Levine, sans doute avant la naissance de leur fille Basia (devenue Berthe en France) en 1912. Mais ils ont dû se remarier en France le 25 août 1914 pour faire reconnaître leur union par l’Etat français. Doba et Peretz sont sans doute arrivés en France au tout début de l’année 1913 (année indiquée par le dossier de naturalisation), car leur fils Simon est né le 28 mars 1913 à Paris, alors que ses parents résidaient au 47 rue Basfroi dans le 12ème arrondissement. Leur troisième enfant, Annette, est née le 13 février 1915, quand ses parents habitaient au 34 passage Charles Dallery dans le 11ème arrondissement: c’était déjà l’adresse de la famille lors du mariage.
Les Levine habitaient donc au cœur du Paris ouvrier et artisan de l’époque. Eux-mêmes ne formaient pas une famille aisée. Peretz était ferblantier (fabriquant d’objets en métal blanc comme des casseroles) et Doba couturière. Néanmoins Doba affirme un caractère fort, déterminé : quand on lui annonce à la naissance de Simon que son fils ne vivrait pas, elle improvise une couveuse à domicile près du fourneau. Et c’est ainsi que le nourrisson qui devait mourir vécut jusqu’à 88 ans.
Veuve de guerre
Quand la Première Guerre mondiale a éclaté, Peretz s’est engagé dans la Légion étrangère, en faisant franciser son prénom (Pierre Isaac Lévine). D’ailleurs le “remariage” a eu lieu juste avant qu’il parte au front, sans doute pour assurer une sécurité juridique à son épouse. La Légion étrangère est un corps de l’Armée de terre français qui a été créé en 1831 pour l’enrôlement de soldats étrangers: nombre de Juifs étrangers s’y sont enrôlés en 1914, manifestant ainsi leur attachement à leur pays d’accueil et leur volonté d’accélérer leur intégration dans la société française. C’est sans doute le cas de Peretz/Pierre Lévine, qui s’engage dans l’armée du pays dans lequel il n’habite que depuis un an…
Malheureusement, Peretz est tué le 5 juillet 1916 à Belloy-en-Santerre, pendant la bataille de la Somme, l’une des plus sanglantes de la guerre: elle a fait plus d’un million de morts, notamment chez les soldats britanniques et du Commonwealth… et chez les soldats étrangers de la Légion, alors que les soldats français ont été plus traumatisés par la bataille de Verdun la même année.
Ainsi, Doba se retrouve veuve de guerre, bénéficiant à la fin de la guerre d’une maigre pension – 563 francs par an pour la veuve d’un soldat tué au front, alors qu’un ouvrier de l’époque gagne 8 francs par jour. Elle ne s’est jamais remariée, comme la plupart des veuves de la Grande Guerre. D’autre part, le 10 mai 1918, ses enfants ont été “adoptés par la Nation”, sont devenus pupilles de la Nation, statut créé en 1917, et qui permet des aides financières. Cette reconnaissance du sacrifice de Peretz par le pays d’accueil est complétée en 1925 (Journal Officiel du 24 février) par la naturalisation de Doba et de sa fille Berthe. Les deux autres enfants, nés en France, bénéficient du droit du sol. Leur mère, Doba, francise à son tour son prénom, et se fait aussi appeler « Marie ». Sa situation est longtemps précaire : le dossier de naturalisation indique qu’en 1925 elle est « marchande ambulante » sur les marchés de banlieue où elle vend « de la bimbeloterie » – des bibelots, ce qui lui rapporterait alors douze francs par jour. Doba touche alors une pension de veuve de guerre de 2300 francs par an – il y a eu une très forte inflation depuis 1918. Cela augmente de 50% ses revenus, qui demeurent néanmoins nettement inférieurs à ce que gagne un ouvrier métallo par exemple. Et Doba doit aussi payer un loyer de 300 francs par an.
La militante
Peu après la Grande Guerre, Doba Levine reçoit la visite de Grégoire Kounitzsky, un compagnon d’arme de son défunt mari – d’après la légende familiale, c’est Peretz qui aurait demandé à Grégoire de retrouver sa femme et de prendre soin d’elle en cas de malheur. Doba et Grégoire se mettent alors en couple et ont même un fils, Jean, né le premier juin 1920… Mais ce couple ne se marie pas et maintient la fiction de logements séparés… sur un même palier : Doba souhaite conserver sa pension de veuve de guerre, et craint de la perdre ou de ne plus avoir droit aux revalorisations en cas de remariage. D’ailleurs, elle ne reconnaîtra son fils Jean qu’en 1923.
D’après l’acte de naissance de Jean, Grégoire Kounitzky est ajusteur mécanicien. Mais c’est un ouvrier qui cache un passé mystérieux. Grégoire refusait de dévoiler à son fils ses origines familiales, sans doute élevées et non juives. Après des études, il aurait travaillé comme ingénieur sur la fabrication de moteurs diesel à Odessa, dans l’empire russe, où son militantisme révolutionnaire l’aurait conduit en prison à Kichenev. De là il se serait échappé et aurait rejoint la France avant l’éclatement de la Grande Guerre… transportant avec lui une valise de documents, peut-être sur ses origines familiales, valise dont ses petits-enfants sont toujours à la recherche. Quand la guerre éclate, Grégoire s’engage dans la Légion,
Dans la France de l’après-guerre Grégoire renoue avec ses passions révolutionnaires et milite au parti communiste, militantisme apparemment partagé par Doba Levine puis par ses deux fils, Simon et Jean. Dans la continuité du Front Populaire et de la création des congés payés, Jean sera notamment très actif dans le mouvement des auberges de jeunesse. Doba s’éloigne ainsi de sa culture juive d’origine au nom de cette nouvelle « religion » pour elle qu’est le communisme (expression utilisée par les descendants). Pour marquer cette évolution, Jean avait coutume de raconter avec humour à ses enfants : « la mère de Simon était juive mais pas la mienne ».
Néanmoins, du fait de la précarité de sa situation, Doba confie ses filles aux orphelinats Rothschild, au moins pour une partie de leur enfance – elles n’en sortent qu’une fois assez grandes pour rejoindre l’atelier de couture de leur mère. Les fils quant à eux passent de nombreuses années à la montagne, accueillis par des familles en Savoie, peut-être grâce aux réseaux d’entraide qui gravitent autour des Rothschild. Simon y est parti en premier, du fait de sa santé fragile, puis Jean a emprunté le même chemin. Les deux fils sont d’ailleurs assez complices après leur retour à Paris, malgré leur différence d’âge et de paternité, partageant militantisme et emplois occasionnels, par exemple de figurants à l’Opéra Comique.
Malgré les difficultés, Doba demeure une femme déterminée, de caractère, une « maîtresse femme » d’après les souvenirs familiaux. C’est une veuve de guerre qui fend elle-même le bois à la hache sous les yeux de ses voisins. C’est une couturière qui à force de travail parvient peu à peu à sortir de la précarité et à fonder un atelier, où des ouvrières sont embauchées dans les années trente. C’est une mère qui maîtrise le yiddish et le polonais, parle russe avec son compagnon Grégoire, mais interdit à ses enfants de parler une autre langue que le français, et les pousse à étudier. Sa fille Berthe deviendra dactylo puis expert comptable. Et Doba va réprimander l’instituteur qui a fait accorder une bourse pour l’entrée au lycée d’un élève qui n’est pas son fils Simon… et qui sous la pression en fera aussi accorder une à Simon, ce qui lui permettra plus tard de suivre des études d’ingénieur et de travailler dans les usines d’aviation. C’est enfin une future belle-mère sourcilleuse, qui contrairement à son compagnon Grégoire s’oppose aux projets de mariage de leur fils Jean en 1939 alors qu’il est encore mineur, l’âge de la majorité étant alors fixé à 21 ans. La belle-mère de son premier fils Simon doit intervenir pour la faire céder…
L’entrée en guerre
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Simon l’ingénieur est mobilisé comme sous-officier puis officier. Il est fait prisonnier par les Allemands, et ne subira pas de discriminations en raison de ses origines juives au Stalag – il profitera même des multiples ateliers organisés par les prisonniers pour apprendre le russe que sa mère lui interdisait de parler.
Jean, moins attiré par les études que son grand-frère, était alors trop jeune pour être appelé mais travaillait déjà comme fraiseur et mécanicien. Par la suite il se fera passer pour paysan afin d’échapper au STO, le Service du Travail Obligatoire en Allemagne institué en 1943, STO qui est alors devenu la grande affaire de la famille.
En effet Doba et Grégoire sont demeurés des militants dans l’âme et distribuent des tracts contre les appels à travailler en Allemagne qui sont lancés avant même l’institution du STO. Doba ne se fait pas enregistrer comme juive et ne porte pas l’étoile jaune, ses enfants non plus. Par contre, quand elle rend visite aux beaux-parents de Simon, elle en profite pour glisser des tracts dans les boites aux lettres des voisins – les beaux-parents de Simon la supplieront d’arrêter.
Grégoire Kounitzky se fait arrêter du fait de son militantisme contre le travail en Allemagne dès 1942 : il se rendait dans les centres de recrutement pour dissuader les jeunes Français de répondre à l’appel. Torturé, il meurt dans le train qui l’emmenait vers un camp de concentration, officiellement le 28 septembre.
La déportation
Doba Levine, qui ne porte pas l’étoile jaune, échappe longtemps aux rafles, mais finit par être dénoncée à la police française, qui vient l’arrêter le 21 juillet 1944 au matin. Berthe, qui se trouve alors avec elle, est aussi emmenée.
Le lendemain, Doba et Berthe ont été envoyées au camp de Drancy. Durant la fouille, on a trouvé 365 francs sur Doba et 111 francs sur Berthe, ce qui représente des sommes modiques (un franc de 1944 vaudrait aujourd’hui 0,17 euro). Du camp de Drancy, Doba qui ne sait pas écrire en français fait rédiger une lettre à ses enfants par Berthe, lettre dans laquelle elle parle d’une dénonciation par une voisine.
Le convoi pour Auschwitz est parti le 31 juillet et le Journal Officiel indique le 5 août comme date de décès, mais l’administration française prenait automatiquement le cinquième jour après la déportation comme date du décès en cas d’absence de documents la précisant: en fait, la majorité des déportés du convoi 77 ont été gazés dès leur arrivée, le 3 août.
Les autres enfants de Doba Levine ont survécu à la guerre. Le sort d’Annette est assez confus : comme elle ne portait pas l’étoile jaune et n’était pas enregistrée comme juive, elle semble avoir été soumise au STO en Allemagne, mais était apparemment déjà revenue à Paris au moment de l’arrestation de sa mère, puisqu’elle aurait été alertée de l’événement par la concierge, qui lui aurait dit de ne pas se rendre dans l’appartement familial. En tout cas, après la guerre, sans-doute traumatisée par le destin de sa mère et de sa sœur, elle a tout fait pour épouser « un non-juif ». De son côté Simon est revenu de Stalag pour reprendre son travail dans les usines d’aviation, chez Dassault.
Quand à Jean, son implication dans le mouvement des auberges de jeunesse lui a fourni une couverture pour s’impliquer dans la résistance en Haute Savoie sous l’Occupation. L’auberge de jeunesse de Morzine servait en effet de refuge pour des « camarades » de la région parisienne, qu’ils soient résistants, juifs ou réfractaires au STO. La « Mère Aubergiste » Raymonde se chargeait de la confection de faux papiers. En 1943, Jean a rejoint les FTP.
Après la guerre, son engagement s’est poursuivi au sein des auberges de jeunesse et des Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC).
Bonjour
Bon travail! Le rapport est très intéressant. Ce qui m’intéresserait c’est de savoir selon quels critères vous avez choisi Doba Levine pour votre étude? Nous sommes également des descendants.
D’avance je vous remercie
Bonjour,
Le Lycée français de Vilnius a travaillé sur l’ensemble des déportés apparemment nés en Lituanie. Doba et sa fille en faisaient partie.
bonjour H. Weigerstorfer. je suis une descendante de Doba Lévine. Qui êtes vous ?
très intéressée par tous autres renseignements… j’étais épouse de Jean Kounitzky…