Léon GREITZER
Comme image mise en exergue, nous avons choisi son acte de décès, en l’absence de photo ou d’autre document personnel.
[photo 1 : charrettes de marchands des quatre-saisons à l’angle des rues Poissonniers, Marcadet et Labat, début du XXe siècle]
De Léon et Guita Greitzer, il ne reste rien. Pas une photo, pas un souvenir personnel n’est passé de leur fils à leur petite-fille. Juste quelques bribes de vie. Les archives que nous avons nous en disent à peine plus. Nous savons que de l’Europe de l’Est à Paris, leur parcours fut marqué par l’émigration puis l’installation dans un nouveau pays. Puis par la guerre et la déportation.
Léon est né le 10 octobre 1882 à Bucarest en Roumanie. Ses parents sont Jacob Greitzer et Rachel Jacobsohn. Sa mère était encore en vie en 1926. Nous savons qu’il avait au moins un frère, Salomon. Sur le dossier de naturalisation, Salomon serait « voyageur de commerce ». Pour sa petite-nièce, il aurait été négociant en céréales. La jeunesse de Léon ne nous est connue que sur un point ! Les documents pour le dossier de naturalisation de Léon Greitzer nous informent sur sa santé : il aurait été exempté du service militaire en Roumanie car, atteint de tuberculose osseuse, il aurait été paralysé d’une jambe. De ce fait, il n’a pas pu participer à la Première guerre mondiale alors qu’il vivait en France et c’est ce point qui fait qu’on lui a refusé une première fois sa naturalisation en 1919. Lorsqu’il en refait la demande en 1926, l’administration suggère qu’on attende « l’incorporation de son fils sous les drapeaux »… (son fils, Jacob, a alors 14 ans).
D’après leur acte de naturalisation, nous savons que Léon et Guita Greitzer sont arrivés en France en 1905. Pourquoi ont-ils émigré, nous n’en savons rien. Nous ne savons pas non plus où ils se sont rencontrés. En tout cas, Léon demande une première fois sa naturalisation en 1919. Il devra attendre sa seconde demande en 1926 pour l’obtenir. A l’époque, la femme ne fait que s’associer à la demande son mari et les documents de naturalisation ne nous disent rien d’elle, à part qu’elle ne sait pas signer.
Nous ne savons ni où, ni quand, ni comment, ils se sont rencontrés, mais ils ont fondé une famille et ils ont vécu toute leur vie dans le même quartier de Paris, à Montmartre. C’est là que leur fils est allé à l’école communale, nous a dit sa fille (donc la petite fille de Léon et Guita) : ils ont vécu plus de vingt ans au 20 rue Labat, dans le XVIIIe arrondissement, dans le quartier Clignancourt tout près du boulevard Barbès. Au 20 rue Labat, les Greitzer ont habité un petit appartement dans lequel, plus tard leur fils continuera de vivre après la guerre. La petite fille de Léon et Guita a grandi dans cet appartement et elle nous l’a décrit : un tout petit deux-pièces au troisième étage gauche avec les toilettes sur le palier, l’une des pièces donnait sur la rue, l’autre sur la cour.
[photos 2 à 10 : la rue Labat et son quartier au début du XXe siècle]
Leur fils Jacob est né le 13 janvier 1912 (à six heures trente du matin) au 83, Boulevard de l’Hôpital.
Léon a alors vingt-neuf ans et Guita en a trente. Jacob et Guita ne se marient que sept ans plus tard, donc en 1912, lorsque Jacob est né, ils n’étaient pas encore mari et femme. Cependant, sur l’acte de naissance de ce dernier, il est indiqué que ses parents sont mariés, sans doute par souci de respectabilité. Dans la marge, il est indiqué que Jacob a été reconnu et légitimé le jour du mariage de ses parents, en 1917.
[photo 11. acte de naissance de Jacob Greitzer]
C’est donc le 5 juillet 1917, à onze heures trente, à la mairie du 18e arrondissement de Paris que Guita et Léon se marient. C’est l’adjoint au maire du 18e arrondissement, Jean-Henri Mayoux, qui préside à la cérémonie. Leurs témoins sont Baptiste Grimberg (44 ans, ferblantier), Maurice Ségall (54 ans, fruitier), Louise Baudet ou Bodet (64 ans, concierge au 20 rue Labat, où les Greitzer vivent désormais) et Lucie Bourdier (64 ans, ménagère à la même adresse) : ce sont tous des gens très modestes.
[photo 12. acte de mariage Goron Greitzer]
Selon les sources (actes d’état-civil, documents de naturalisation, etc.), les Greitzer ont eu trois activités : soit Léon était brocanteur et Guita ne travaillait pas, c’est le cas en 1919 ; soit ils étaient tous deux marchands des quatre saisons à vendre des fruits et légumes dans une petite charrette, comme en 1926. Il ne faut sans doute pas imaginer autrement le métier de brocanteur, juste quelques vieux objets sur une petite charrette, pas une boutique de jolis objets anciens… mais Léon possède une patente pour son petit commerce. Sur son dossier de naturalisation, Léon indique qu’en 1919, à eux deux, Guita et lui gagnent environ 10 francs par jour en vendant des denrées alimentaires tandis que leur loyer était de 300 francs par an. En 1926, s’ils gagnent 20 francs par jour, leur loyer a lui aussi presque doublé, à 520 francs par an. Enfin, après la guerre, lorsque leur fils remplit un dossier demandant l’attribution du titre de déportés politiques pour ses parents, Léon figure comme relieur…
Entre eux, l’un Roumain, l’autre Russe, ils se parlaient en yiddish, nous a dit leur petite-fille.
Quand la famille arrive au 20 rue Labat, en avril 1914, Jacob avait donc 2 ans. Sa fille nous a assuré que Jacob avait étudié à la même école primaire qu’elle, sauf qu’à l’époque, les écoles n’étaient pas mixtes : si elle est allée à l’école des filles, il était allé, lui, dans une école de garçons. Il s’agirait selon elle de l’école Clignancourt, aujourd’hui le collège Roland Dorgelès. Cet établissement se situant au 63 rue de Clignancourt à cinq minutes de l’immeuble où les Greitzer vivaient (20 rue Labat), que Jacob ait étudié à cette école faisait sens. Mais lorsque nous sommes allées aux Archives de Paris et que nous avons parcouru tous les répertoires de cette école de l’époque où Jacob aurait eu l’âge d’y être, nous n’avons pas trouvé son nom. Nous avons ensuite consulté le répertoire d’une autre école, à huit minutes du 20 rue Labat, mais n’avons de nouveau rien trouvé. Pourtant, à l’époque où Jacob aurait dû aller à l’école (1918 – 1923), celle-ci était évidemment obligatoire (en plus d’être laïque et gratuite). De plus, la fille de Jacob est certaine qu’il ait étudié dans cette école. Le mystère est donc entier ! Pourquoi n’y a-t-il pas de trace de Jacob à l’école primaire ?
De toute leur vie durant les années 20 et 30, il n’y a pas de traces. Leur fils a grandi, il est devenu coiffeur et, quand la guerre a commencé, il travaillait peut-être à Saint-Denis.
[photo 13 : un salon de coiffure rue des Poissonniers]
Puis, la guerre a commencé. De ce que nous savons, nous pouvons imaginer ce que Léon et Guita Greitzer pouvaient deviner de ce qui les attendait.
Leur propre fils, Jacob, a été détenu deux mois et demi à Drancy et s’est trouvé en danger d’être déporté : son état à sa libération témoignait de ce qui s’y passait. En effet, du 20 au 24 août 1941, une grande rafle a eu lieu à Paris. Le 20 août dans le 11e arrondissement de Paris, puis le 21 août dans le 10e, 18e, 19e, et 20e. Dans les jours suivants, tous les arrondissements seront concernés par cette rafle. Les hommes juifs français et étrangers de 18 à 50 ans sont arrêtés par la police française et la Feldgendarmerie. Nous savons que Jacob a été arrêté dans la rue le 21 août.
Au total 4 232 personnes sont arrêtés. Les conditions de vie se dégradent fortement mais deux mois après la rafle, en novembre 1941, le responsable du camp et chef de la Gestapo de Paris, Theodor Dannecker (c’est notamment le chef qui organisera la rafle du Vel d’Hiv) prend des vacances . Il laisse donc le camp sans sa supervision. Après ce départ les médecins du camp organisent des sorties du camp pour les malades les plus atteints et les plus faibles et se voient obligés de libérer 800 personnes puis d’autoriser les colis des familles. Ainsi près de 1 200 internés sont libérés, dont Jacob.
[photo 14. Jacob libéré de Drancy en novembre 1941]
Pendant cet internement à Drancy, Jacob avait perdu 20 kg car il n’avait à manger qu’un bol de soupe par jour ! En voyant l’état dans lequel il était ressorti de Drancy, affolés à l’idée qu’on puisse revenir le chercher pour l’emprisonner à nouveau, ses parents organisent son départ vers la zone libre. Il franchit la ligne de démarcation avec une infirmière pour aller dans le Vercors. Là il s’est engagé dans le maquis. Son nom de code dans la Résistance était Tino.
D’autre part, dans leur voisinage, les arrestations se sont succédé. Ils savaient donc qu’ils étaient en danger. Les Greitzer ne peuvent pas ignorer ce qui se passe, vu toutes les arrestations autour d’eux : 21 personnes ont été arrêtées au 20 rue Labat. C’est l’immeuble où il y a eu le plus d’arrestations dans cette rue (ensuite c’est au numéro 3 de la rue où il y a eu 11 arrestations et au numéro 73 où il y en a eu autant). 5 personnes de l’immeuble sont arrêtées au moment de la rafle du Vel d’Hiv et 17 dans toute la rue Labat. En fait la plupart des gens, comme les Greitzer, y ont échappé sans que nous sachions pourquoi ou comment. Mais rappelons que les Greitzer savent par leur fils Jacob à quoi ressemble Drancy. Ces 5 personnes, ces 5 voisins, sont d’abord Rachele Gryner, une couturière polonaise de 35 ans, déportée par le convoi 11 en juillet 1942. Il y a ensuite Perla et Salomon Rojter, qui sous les prénoms de Paulette et Bernard habitaient là depuis 1936, il est mécanicien. Ils sont raflés en juillet donc, enfermés à Beaune-la-Rolande puis déportés séparément par les convois 15 et 22. Leur fils Charles, né en 1932, ne figure pas sur la liste des déportés, c’est sans doute un enfant caché. Enfin, Charlotte et Tauby Sztanberg, arrêtés aussi lors de la rafle du Vel d’Hiv, sont également passés par Beaune la Rolande avant de partir par le convoi 15.
20 juifs roumains sont arrêtés rue Labat en septembre 1942, dont 4 rien qu’au numéro 20. Les Greitzer ont sans doute été témoins de leur arrestation : il y avait tout d’abord Suza Leibovici, 34 ans, juive de Roumanie, mariée, déportée par le convoi 37 le 22 septembre 1942. Ce sont également Elsa, Monique et Spirtzea Ghermanski. Originaire de Kichinev et de nationalité roumaine, ils seront raflés le 24 septembre 1942 et déportés le lendemain.
Mais c’est surtout l’arrestation de Rachel (ou Rokla) Ganelesh qui a dû bouleverser Léon et Guita : cette Russe de 71 ans habitait au 20 rue Labat au moins depuis 1926. Elle vivait seule et elle était brocanteuse comme Léon : on peut imaginer qu’ils ont pu travailler ensemble. Arrêtée donc en novembre 1942, elle est déportée par le convoi 45.
Mais le dernier convoi, le convoi 77, est caractérisé par un nombre élevé d’arrestations : 13 habitants de la rue Labat seront arrêtés en juin 1944 et déportées dont 9 rien qu’au numéro 20. Léon et Guita partent ainsi pour Auschwitz avec leurs voisins, peut-être des amis, les uns très jeunes, d’autres plus âgés comme eux-mêmes. Dans leur convoi, le 77, il y avait par exemple une femme qui apparait sur les listes comme Sarah Bouaniche mais qui en réalité s’appelait Suzanne. Elle avait 27 ans, elle était née à Paris en 1917, Elle vivait dans l’immeuble au moins depuis 1936. Suzanne a survécu : envoyée finalement dans le camp de Kratsau en Tchécoslovaquie, elle a été libérée par les Russes. Sura Glatzleider, 57 ans, sans profession, polonaise et sa fille Adèle, 24 ans sténodactylo, étaient des habitantes de longue date dans l’immeuble (au moins depuis 1926) comme leurs voisins Isaac et Thérèse Meistelman. Isaac était déjà dans l’immeuble en 1926. Originaire de Russie, il a épousé Thérèse Brodsky et ils se sont installés 84 rue Daurémont dans le 18e, avant de revenir rue Labat. Isaac est manœuvre tapissier. Il y avait aussi une certaine Russic (ou Rosa) Meistelman au 20 rue Labat, sténodactylo, qui avait été déportée par le convoi 11 le 27 juillet 1942 après la rafle du Vel d’Hiv. Est-ce elle, la sœur d’Isaac, née en Russie en 1913 ? Un autre voisin, un peu plus âgé que les Greitzer, Abraham Santer, manœuvre polonais de 74 ans, est déporté dans le convoi 77. Et de même Syria Scherman, née en 1879, russe. Sa famille habitait déjà l’immeuble en 1936 mais pas elle.
Tous ces habitants de l’immeuble, et Léon et Guita avec eux, tous sont arrêtés le 1er juillet 1944 par une rafle « à domicile » de la Gestapo. La concierge de l’immeuble, Madame Turri, en témoignera après la guerre. Ils vont être internés tout un long mois à Drancy puisque le convoi numéro 77 ne partira que le 31 juillet. A Auschwitz, à la descente du train, les déportés ont été triés en deux groupes : l’un a été dirigé vers la chambre à gaz, et l’autre devra travailler (par exemple dans des usines). Léon et Guita avaient 61 et 65 ans, il ne fait pas de doute qu’ils se sont retrouvés dans le premier groupe et qu’ils ont été immédiatement tués. Leur décès est fixé au 5 août 1944, à Auschwitz.
[photo 15. Renseignements sur l’arrestation pour la demande d’attribution du titre de déporté politique]
Quand Jacob est rentré à Paris à la Libération, il est revenu dans l’appartement de ses parents, 20 rue Labat ; il n’y a retrouvé qu’un peu de vaisselle que des voisins avaient gardée et on a dû lui prêter un matelas pour qu’il puisse y vivre de nouveau.
Sources
photo 1 : charrettes de marchands des quatre-saisons à l’angle des rues Poissonniers, Marcadet et Labat, début du XXe siècle, www.cparama.com
photos 2 à 10 : la rue Labat et son quartier au début du XXe siècle, www.cparama.com
photo 11 : acte de naissance Jacob Greitzer, Archives départementales de la Seine
photo 12 : acte de mariage Goron Greitzer, Archives départementales de la Seine
photo 13 : un salon de coiffure rue des Poissonniers, www.cparama.com
photo 14 : Jacob libéré de Drancy en novembre 1941, archives familiales, Michèle Hazan
Dossier DAVCC 21 P 458 493
Recensements de la population parisienne en 1926, 1931 et 1936, Archives départementales de Paris, cote D2M8 294 (pour 1926), D2M8 445 (pour 1931) et D2M8 672 (pour 1936).
Archives scolaires, cote 2859W 1 à 28, Archives départementales de Paris
Cette biographie a fait l’objet d’une présentation Prezi :
https://prezi.com/view/breFikB7Vu88OcljqNTy/
Ces recherches s’appuient sur les documents contenus dans le dossier DAVCC de Léon Greitzer, dans son dossier de naturalisation, ainsi que sur le témoignage de sa petite-fille, Michèle Hazan, recueilli entre décembre 2021 et avril 2022.
Travail réalisé entre novembre 2021 et juin 2022 par Alice Andrade Poisson-Quinton, Mathilde Beauvais-Loheac, Lou-Ann Berthier-Pham, Maya Bonnot, Gavroche Brétaudeau, Juliette Claudepierre, Adèle Collet, Diane Dongier, Anatole Labourey, Agathe Lescuyer, Marion Mancel, Nils Montaignac, élèves de 3ème au collège Pierre Alviset à Paris sous la conduite de Catherine Darley, leur professeure d’histoire-géographie.