Biographie de Jacques BENDER
Biographie instruite, documentée et rédigée par les élèves de 3e1 et 3e2 du collège Michel-Richard Delalande (Athis-Mons), sous la direction de leurs enseignants Clément Huguet, Déborah Le Pogam, Clara Adjanohoun, Laëtitia Legros et Valérie Virole. Année scolaire 2018-2019.
Photo ci-contre de Jacques et sa sœur Mina, non datée.
Mémorial de la Shoah / coll. Serge Klarsfeld
Jacques Bender avait 12 ans en juillet 1944. Ce travail, réalisé par les élèves des classes de 3e1 et 3e2 du collège Michel-Richard-Delalande (Athis-Mons) au cours de l’année scolaire 2018-2019, s’attache à raconter son histoire et celle de ses deux sœurs, Mina et Dora et de son frère, Jean.
Note des enseignants
L’histoire de la Shoah étant celle d’une destruction des témoins, des archives et des preuves, nous avons voulu montrer aux élèves que ce travail ne pourrait aboutir qu’à une vérité provisoire, partielle et non-absolue.
L’écriture de cette page d’histoire ne pouvait donc pas restituer toutes les interrogations soulevées par les élèves dans leur quête visant à retracer le parcours de ces quatre enfants. C’est pour cette raison que nous leur avons demandé d’imaginer des dialogues et des pensées que les membres de la famille auraient pu avoir à plusieurs moments de leur vie.
Ces écrits, rédigés en italique dans le texte, correspondent à leur libre interprétation des évènements. À la lisière de la démarche scientifique engagée, ils viennent enrichir le récit historique en lui apportant une sensibilité que les élèves n’ont cessé d’exprimer tout au long du projet.
L’enfance brisée
Les vies de Mina, Jacques, Dora et Jean Bender ont basculé en juin 1940 après la défaite de la France, la collaboration d’État engagée avec l’Allemagne nazie et l’adoption des lois antisémites sous le régime de Vichy. Les années qui ont suivi ont brisé leur enfance et leur innocence. C’est leur histoire que nous vous racontons ici.
Avant d’en débuter l’écriture, qui est la concrétisation de notre investissement dans le projet européen Convoi 77, nous avons réalisé une enquête historique pour mieux connaître le contexte dans lequel s’inscrit l’histoire particulière des enfants Bender. Pour commencer nous avons consulté et analysé les documents à notre disposition afin de retracer le parcours de chaque membre de la famille.
D’autre part, nous avons travaillé avec la journaliste Louise Gamichon qui nous a donné de précieux conseils pour préparer notre rencontre avec Daniel Urbejtel, survivant d’Auschwitz-Birkenau. Le témoignage de Daniel nous a beaucoup émus et nous a permis de mieux comprendre son parcours et le contexte historique. Il a partagé avec nous ses souvenirs en nous racontant son enfance, sa déportation dans le convoi n°77 mais aussi sa vie après la Shoah.
Nous avons également bénéficié d’une formation de trois jours dispensée par Christine Loreau de la Maison Anne Frank. Nous en avons beaucoup appris sur la vie d’Anne Frank et nous sommes devenus guides d’une exposition installée pendant un mois et demi dans notre collège. De cette manière, plus de 900 élèves du CM2 à la 3e ont été guidés dans l’exposition. Nous avons pu les sensibiliser à la question de l’antisémitisme et partager avec eux nos connaissances sur les enfants dans la Shoah.
En parallèle de notre enquête historique, nous avons imaginé et créé un documentaire sonore qui est une autre manière de raconter le parcours de Daniel ainsi que ceux des quatre enfants Bender.
À travers ce projet, nous sommes devenus des élèves résistants et engagés.
Chapitre 1
En 1920, un jeune homme nommé Josek Chaïm Bender arrive en France. Il quitte la Pologne à cause de l’antisémitisme (attitude d’hostilité systématique envers les Juifs) et des pogroms (attaques violentes contre les Juifs) qui ont commencé dans son pays. Après l’assassinat de son père, Yitzhak, par des cambrioleurs en 1919[1], Josek Chaïm ne se sent plus en sécurité et décide de quitter la Pologne en laissant les autres membres de sa famille derrière lui.
Josek Chaïm : Pawa Sura ?
Pawa Sura : Oui ?
Josek Chaïm : J’ai quelque chose à t’annoncer, ce n’est pas facile.
Pawa Sura : Je t’écoute.
Josek Chaïm : J’y pense depuis la mort de notre père. Je ne supporte plus les insultes, les attaques soudaines et violentes, tous ces morts, tous ces gens qui se font tuer … C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de partir.
Pawa Sura : Je comprends ta peur mais je ne peux pas te laisser partir et laisser notre famille.
Josek Chaïm : Tu ne comprends pas, un jour ce sera notre tour.
Pawa Sura : Ne dis pas ça.
Josek Chaïm : Depuis la mort de notre père, la vie est très dure pour nous.
Pawa Sura : Si tu veux partir, pars, mais donne-nous des nouvelles !
Josek Chaïm : Bien sûr. Je te dis au revoir.
Pawa Sura : Au revoir mon frère.
En 1923, une jeune femme nommée Gita Goldstein arrive en France avec sa famille. Ses parents, Samuel Goldstein (né en 1890) et Jochwet Leibovitz (née en 1888), ont eux aussi traversé l’Europe afin de fuir la crise sociale en Pologne et les pogroms qui se multiplient.
Jochwet : Samuel, entre les pogroms et la crise qui nous tombent dessus, la mort nous rattrapera, nous et les enfants.
Samuel : Je sais, j’y pense aussi. J’ai un plan. Mes amis ont plusieurs contacts en Europe, nous avons une chance de survivre, si nous partons.
Jochwet : Je… Je… Je ne peux pas. Ma famille réside à Lodz depuis longtemps… Mais… tu as raison, je le sais bien au fond de moi, seule notre survie importe.
Samuel : Ne t’en fais pas ! Nous irons tout d’abord à Copenhague.
Jochwet : Copen… Quoi ?
Samuel : Copenhague au Danemark. C’est un pays où nous serons en sécurité. Si le danger se rapproche, nous irons en Allemagne où la communauté juive est bien implantée.
Jochwet : Mais, et les enfants ? Comment…
Samuel : Ils viendront avec nous ! Ne t’inquiète pas, ils sont comme moi, ils sont forts.
Jochwet : Il n’est pas question que les enfants voyagent dans de mauvaises conditions.
Samuel : S’ils ne partent pas avec nous, ils risquent leur vie ici. Nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre, il faut partir.
Quand Samuel et Jochwet arrivent en France, ils ont neuf enfants nés dans plusieurs pays : trois sont nés en Pologne avant 1914, cinq sont nés au Danemark entre 1914 et 1920 et une est née en Allemagne en 1922[2]. Plus tard, ils ont trois autres enfants nés en France. En 1927, ils demandent la nationalité française et sont naturalisés en 1928[3].
Comme eux, nombreux sont ceux qui viennent s’installer en France, premier pays à avoir émancipé les Juifs. Un fonctionnement communautaire basé sur l’entraide se met alors en place autour de la culture et de la religion. Certains sont installés en France depuis longtemps et d’autres viennent d’arriver récemment d’Europe centrale et orientale. Ces derniers parlent le yiddish et vivent en communauté structurée. Certains s’engagent dans des fédérations créées en 1926, d’autres dans le syndicalisme voire dans un militantisme politique.
Gita Goldstein fait la rencontre de Josek Chaïm Bender avec qui elle se marie le 10 janvier 1928[4]. Selon leur acte de mariage, Gita est alors couturière et travaille ainsi dans le même domaine d’activité que son père, Samuel, qui est tailleur de vêtements. Josek Chaïm est, quant à lui, emballeur mais exerce aussi le métier de presseur.
De leur union naissent quatre enfants qui se nomment Mina (née le 28 juin 1930)[5], Jacques (né le 28 juillet 1932)[6], Dora (née le 29 juillet 1935)[7] et Jean (né le 22 mars 1940)[8].
Gita et son fils Jean.
Photographie non datée.
Mémorial de la Shoah / coll. Serge Klarsfeld
Dora et sa sœur Mina.
Photographie non datée.
Mémorial de la Shoah / coll. Serge Klarsfeld
Leurs enfants naissent juifs et français et grandissent dans la culture yiddish, comme le montre une carte postale datée du 28 octobre 1930. Cette dernière est rédigée en yiddish par Josek Chaïm à sa sœur pour annoncer la naissance de sa fille Mina. Les parents n’ont donc pas abandonné leur langue et leur culture et gardent contact avec ceux restés en Pologne.
Photographie prise en octobre 1930.
Au verso, Josek Chaïm a écrit en yiddish « En souvenir à ma chère sœur Pawa Sura, je t’envoie une photo de ma fille. Baisers. »
Archives familiales Goldstein-Bender.
La carte reproduite ci-dessus est une photographie de Mina dans les bras de sa mère. Elle est alors âgée de quatre mois. Cette photographie a probablement été prise chez un professionnel : la forme est ovale, l’arrière-plan est noir, Gita est élégante et porte un collier de perles et Mina semble soutenue par un trépied. Toutes deux regardent l’objectif.
Ce document est exceptionnel car il a été retrouvé en 2014 dans une armoire en Australie par Braham Zilberman. Il est le petit-fils de Pawa Sura qui s’était elle-même réfugiée en Australie au début de la Seconde Guerre mondiale.
Nous avons cherché à retracer le parcours de la famille à Paris dans les années 1930. Ainsi, l’étude des actes de naissance de Mina, Jacques, Dora et Jean montre que la famille a souvent changé d’adresse.
À la naissance de Mina en 1930, Gita et Josek Chaïm vivent au 20 rue Piat puis, à la naissance de leur second enfant, Jacques, en 1932, ils résident au 11 Faubourg Saint-Antoine. En 1935, à la naissance de Dora, la famille réside au 16 rue des Fossés-Saint-Bernard. Et enfin, au moment de l’arrivée de Jean, le petit dernier, en 1940, ils habitent au 10-12 rue des Deux-Ponts, au 3e étage. Les parents de Gita habitent au 1er étage du même immeuble qui est alors géré par la Fondation Halphen.
Lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Josek Chaïm s’engage pour la France dans le 21e régiment de marche des volontaires étrangers[9].
A gauche, Josek Chaïm Bender à l’armée. Photographie non datée.
Archives familiales Goldstein-Bender.
Josek Chaïm : Gita, je dois t’annoncer quelque chose.
Gita : Qu’y a-t-il ?
Josek Chaïm : Mon envie de protéger ce pays déborde. C’est pour cela qu’hier je me suis entretenu avec le recruteur des militaires étrangers pour rejoindre l’armée française. La guerre a commencé, il est l’heure de protéger la France.
Gita : Mais… Comment… Pourquoi…
Josek Chaïm : Je dois partir demain, pour le début de la formation.
Gita : Comment vais-je annoncer ça aux enfants ?
Josek Chaïm : Je leur ai laissé une lettre à chacun sous leur coussin. Gita, si je fais tout ça, c’est pour vous protéger et défendre ce pays qui nous a offert l’asile, souviens-toi.
Gita : Oui, je sais… Reviens-nous vite. Fais attention à toi. Je t’aime.
Josek Chaïm : Cela me soulage que tu me comprennes. Merci. Je t’aime.
Chapitre 2
Après la défaite de l’armée française et la signature de l’armistice du 22 juin 1940, une entrevue entre Philippe Pétain et Adolf Hitler a lieu à Montoire, le 24 octobre 1940. Avec le régime de Vichy instauré dès juillet 1940, Philippe Pétain place la France dans la voie de la collaboration avec l’Allemagne nazie.
C’est à partir d’octobre 1940 que le « premier statut des Juifs » est rédigé et mis en application. Ce dernier leur retire de nombreuses libertés, leur interdit d’exercer plusieurs métiers et de rester dans la fonction publique.
Les mesures d’exclusion s’enchaînent comme par exemple les mesures d’interdiction d’entrer dans certains lieux publics. Le recensement permet à la police d’obtenir les informations sur la composition des familles et leurs lieux de résidence.
En novembre 1941, l’Union Générale des Israélites de France (UGIF) est créée par le régime de Vichy à la demande des autorités allemandes. Plusieurs maisons d’enfants sont ainsi gérées par l’UGIF en région parisienne : elles accueillent des enfants de tous les âges et aux parcours très différents. Certains d’entre-eux sont orphelins, d’autres y sont placés par leurs parents, certainement dans l’espoir de les protéger.
C’est le cas de Mina et Jacques qui ont été placés au centre de la Varenne par leur maman, vraisemblablement au cours de l’année 1942. Ils n’ont pas accepté cette situation et se sont enfuis du centre pour rentrer au domicile familial[10]. Quant à Dora et Jean, ils ont aussi été placés dans des centres de l’UGIF, notamment ceux de la rue Lamarck et de l’avenue Secrétan[11] mais il est difficile de retracer leur parcours exact.
Jacques : Mina ? Tu dors ?
Mina : Non, je n’arrive pas à trouver le sommeil.
Jacques : Je commence à en avoir assez de rester ici.
Mina (en soupirant) : Je te comprends, mais que veux-tu y faire ?
Jacques : J’ai une idée. Une évasion !
Mina : Tu veux t’enfuir d’ici ?
Jacques : Et pourquoi pas ? Je commence à en avoir marre ! Sous prétexte que je porte une stupide étoile, je n’aurais pas le droit de vivre une vie normale. Si c’est ça que les Juifs doivent endurer alors je refuse.
Mina : Et où va t-on aller ?
Jacques : Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Bon, demain, viens avec moi, tôt le matin, on aura une chance de s’enfuir.
Mina : D’accord, je viens avec toi même si j’ai peur.
Mina et Jacques se sont enfuis le lendemain du centre de l’UGIF. Dès leur sortie, ils ont arraché leur étoile jaune.
Mina Bender (premier rang, identifiée par la croix verte) en 1942, dans un centre d’hébergement situé au pied du Sacré Coeur à Paris.
Serge Klarsfeld / Fils et Filles des Déportés Juifs de France (FFDJF).
En effet, après la publication de la 8e ordonnance allemande du 29 mai 1942, les Juifs âgés de plus de six ans sont dans l’obligation de porter l’étoile jaune.
Ainsi une photographie, prise en août 1942 et présentée ci-après, montre Dora Bender, assise au premier rang, entourée par d’autres enfants dont plusieurs portent l’étoile jaune. Dora ne la porte pas car elle est tout juste âgée de 6 ans.
Sur un autre document, Mina et Jacques ont été pris en photo avec l’étoile jaune cousue sur leurs vêtements. Ils apparaissent souriants, proches l’un de l’autre.
Mina et Jacques.
Photographie non datée.
Mémorial de la Shoah / coll. Serge Klarsfeld.
Dora au premier rang, 7e en partant de la gauche.
Mémorial de la Shoah /coll. Goldstein
Face à cette marque qui se veut honteuse et discriminante, les enfants peuvent ressentir différentes émotions. Par exemple, Hélène Berr refuse d’abord de la porter car elle la considère comme une infamie et pense que ce serait une preuve d’obéissance aux lois allemandes. Mais elle décide finalement de la porter et se sent parfois soutenue par des regards chaleureux[12]. Annette Muller témoigne, quant à elle, de la honte ressentie quand ses propres amies l’ont rejetée lorsqu’elle a dû porter l’étoile jaune[13].
Jacques : Mina, où est mon pull avec l’étoile ?
Mina : Pourquoi ? Tu veux vraiment porter cette étoile ?
Jacques : Oui, je la mettrai car, souviens-toi de ce qu’a dit maman, c’est une obligation pour nous les Juifs. Et même si j’ai honte de la porter, je la mettrai.
Mina : Pourquoi en as-tu honte ? C’est à cause des gens ?
Jacques : Oui, je n’aime pas quand les gens me voient avec.
Mina : Je comprends, je sais ce que tu ressens.
Le 11 janvier 1943, la famille Goldstein-Bender fait l’objet d’une enquête de la Préfecture de police de Paris avec pour objectif d’obtenir leur dénaturalisation[14]. En leur ôtant la nationalité française, le régime de Vichy cherche à isoler les Juifs du reste de la population et à les priver de libertés. Toutefois, les membres de la famille Goldstein-Bender ne sont pas dénaturalisés car plusieurs d’entre-eux, dont Josek Chaïm, se sont engagés dans l’armée française au début de la guerre.
Chapitre 3
Le 20 janvier 1942, la « solution finale de la question juive » est décidée lors de la conférence de Wannsee. C’est dans ce contexte que les nazis prennent la décision d’exterminer systématiquement plus de onze millions de Juifs en Europe.
Avant même cette date, le régime de Vichy collabore avec l’Allemagne nazie et organise des arrestations sur le territoire français. Le 14 mai 1941, la police française organise ainsi la rafle du « billet vert ». Les hommes juifs étrangers sont convoqués dans les postes de police pour un « examen de leur situation administrative » par l’intermédiaire d’une fiche verte. C’est pourquoi cette rafle est dite du « billet vert ». En réalité, cette convocation sert de prétexte à leur arrestation.
C’est à cette occasion que Josek Chaïm est arrêté puis emmené à la gare d’Austerlitz. Il est ensuite transféré le jour même au camp de Pithiviers situé dans le Loiret[15]. Il s’agit d’un camp de transit composé de baraquements en bois.
Josek Chaïm se voit attribuer le numéro de matricule 66 et il est d’abord affecté à la baraque 14 puis à la baraque 8 du camp[16]. Comme les autres internés, il ne sait pas ce qui l’attend ni le temps qu’il va devoir passer dans ce camp.
Certains internés peuvent sortir pour exercer un travail en dehors du camp : c’est le cas de Josek Chaïm qui est affecté à des tâches agricoles dans une ferme en août 1941. Puis, il travaille à la sucrerie de Pithiviers, située à côté du camp, d’octobre 1941 à avril 1942[17].
Les visites des proches sont autorisées. C’est ainsi que Gita obtient l’autorisation de rendre visite à son mari le 16 juin 1941, accompagnée de l’un de leurs enfants[18].
Un gendarme français : Eh toi Bender, tu as une visite !
Josek Chaïm : Cela fait du bien de vous voir ! Donnez-moi vite des nouvelles ? Dites-moi comment vous vous portez ? Je n’ai que peu de temps ! Comment vont les autres ?
Gita : Ils vont très bien, ils sont en sécurité. Tiens, c’est pour toi, de quoi améliorer un peu ton quotidien. Dis-moi plutôt comment ça se passe ici ? Es-tu bien traité ?
Josek Chaïm : Vous êtes loin de moi. Mais je ne me plains pas. Parle-moi plutôt des enfants…
Gita : Josek, sais-tu ce qui se passe ?
Josek Chaïm : On ne nous dit rien. Il y a des rumeurs… ça ne sert à rien d’en parler maintenant.
(À l’enfant) : Et toi mon Cœur, comment vas-tu ?
L’enfant : On s’inquiète pour toi, tu nous manques papa. Tiens, c’est pour toi ! Je voulais te demander…
Un gendarme français : Visite terminée ! C’est l’heure de partir.
Gita : Déjà !
Josek Chaïm : On se reverra bientôt ! Rassure-toi. Au revoir mes chéris ! A bientôt !
L’enfant : Au revoir papa !
Gita : Prends soin de toi ! Je reviens dès que je peux.
Gita et l’un de ses enfants rendent visite à Josek Chaïm au camp de Pithiviers.
Dessin réalisé par Sofia
Après un bombardement en avril 1944, les enfants sont, quant à eux, transférés du centre de l’UGIF de l’avenue Lamarck (Paris 18e) vers le centre Secrétan (Paris 19e). Tauba, leur tante, y travaille comme ménagère[19], ce qui rassure Gita.
Quelques mois plus tard, afin de les soustraire au danger, plusieurs enfants sont clandestinement envoyés dans des fermes situées à l’écart de Paris. C’est ainsi que Mina est envoyée à Montereau, au sud-est de la capitale, pour être cachée dans une ferme. Elle s’y fait passer pour une catholique. Ses frères et sœur doivent la rejoindre et ne doivent pas dire qu’ils sont Juifs.
Mais, les 22, 23 et 24 juillet 1944, la Gestapo organise des rafles dans les centres de l’UGIF à Paris. Jacques, Dora et Jean sont alors arrêtés, comme près de 300 enfants âgés de 2 à 15 ans[20]. Le piège se referme sur eux.
Jean : Où on va Jacques ?
Jacques : Je ne sais pas mais ne vous inquiétez pas, restez calmes.
Dora (retenant ses larmes) : Tu sais très bien… Tu sais où on va.
Jacques : Dora, je t’assure que je ne sais pas ce qui nous attend. Reste positive. (Sa voix casse.)
Dora (qui n’est plus loin de sangloter) : J’ai peur et Jean pleure.
Jacques (s’accroupit et capte le regard de son frère et de sa sœur) : Venez, je vais vous dire quelque chose à l’oreille. Rien ne nous séparera, on est ensemble, on reste ensemble.
Jean, essuie tes larmes, on est bientôt arrivés. Regardez, c’est Tauba !
Tauba se rapproche discrètement des enfants.
Tauba : Les enfants, vous voilà !
Elle les serre chacun dans ses bras.
Tous sont transférés au camp de Drancy, à l’emplacement de la cité de la Muette. Lorsque la guerre éclate en France en 1940, la cité est inachevée et elle est rapidement transformée en camp de prisonniers. C’est à partir d’août 1941 qu’elle devient un camp de transit dans lequel sont enfermés les Juifs arrêtés avant d’être déportés.
Le camp, surveillé par des gendarmes français, est entouré par des barbelés et des miradors. Les bâtiments forment un U, la structure est terminée mais aucun aménagement intérieur n’est réalisé[21]. Un seul point d’eau est en service pour l’ensemble des internés qui vivent dans des conditions difficiles et insalubres. La discipline y est très dure. Des enfants isolés, perdus ou malades ont peur[22].
À leur arrivée, tous sont dirigés vers une baraque à fouille au fond de la cour dans laquelle sont confisquées leurs affaires personnelles. C’est aussi là qu’ils sont enregistrés.
Jacques, Dora, Jean et leur tante Tauba sont d’abord placés escalier 4, chambrée 4, puis sont ensuite déplacés escalier 6, chambrée 2[23].
Gendarme français : Avancez et mettez toutes vos affaires ici.
Tauba (en chuchotant) : Allez les enfants, faisons ce qu’il dit.
Jean : Tu crois que je peux garder mon ourson ?
Tauba (lui sourit, l’embrasse) : Oui mon chéri.
Gendarme français : Dirigez-vous vers l’escalier 4, vous êtes dans la chambrée 4.
Dora (se rapproche de sa tante) : Où allons-nous dormir ? Il y a plein de gens !
Tauba : Ne t’inquiète pas, regarde, nous allons trouver une place.
Escalier 4, chambrée 4, ils ne le savent pas encore mais leur sort est scellé.
Chapitre 4
Josek Chaïm est « remis aux autorités occupantes » le 25 juin 1942 et il est déporté le jour même de la gare de Pithiviers vers Auschwitz-Birkenau, par le convoi n°4[24]. Il ne reviendra jamais, assassiné à 41 ans dans les chambres à gaz.
Josek Chaïm fait partie des premiers Juifs déportés de France vers ce centre de mise à mort, dans le cadre de la mise en oeuvre de la « solution finale ». En effet, en prévision des grandes rafles de juillet 1942 et notamment de celle du Vel’d’Hiv’, les camps de transit sont vidés de leurs occupants.
Le 31 juillet 1944, Jacques, Dora et Jean sont à leur tour déportés de Drancy-Bobigny dans le convoi n°77, l’un des derniers en direction d’Auschwitz-Birkenau. Comme Daniel Urbejtel, ils font donc partie des dernières personnes à être déportées de France dans des wagons à bestiaux.
« Nous voyons un train mais pas un train de voyageurs, un train constitué de wagons de marchandises ! Les wagons n’ont pas été construits pour des voyageurs. »[25]
Le trajet jusqu’en Pologne dure trois jours. Les conditions de déportation sont déplorables : le wagon à de rares aérations bouchées par des barbelés, il n’y a qu’un seau pour faire les besoins et un autre rempli d’eau.
La chaleur est infernale et le train s’arrête régulièrement en plein soleil sans que les déportés ne puissent boire suffisamment.
Il y a aussi la peur, l’angoisse et les pleurs des enfants isolés qui réclament leurs parents.
Dans le wagon, après deux jours de voyage, au milieu des cris, des pleurs et des lamentations…
Jean : Jacques, j’ai envie de faire pipi.
Jacques : Jean, il n’y a pas de toilettes. J’ai entendu quelqu’un montrer un seau, il faudra s’en servir.
Jean : Elle est où maman ?
Jacques ne répond pas.
Dora : Jacques, aurais-tu de l’eau ? J’ai soif.
Jacques : Oui, il y en a un peu au fond du wagon.
Dora (se collant à son frère et chuchotant de peur) : Jacques, je crois que la personne à côté de moi est malade.
Jacques : Pourquoi dis-tu ça ?
Dora : Elle ne bouge plus. Je crois qu’elle est morte.
Jacques : Non, Dora. (Il la serre dans ses bras) Elle dort.
Certains ne survivent pas au trajet. Ceux qui arrivent jusqu’à Auschwitz-Birkenau doivent faire face à la violence des nazis et à leurs chiens à la descente du train.
A l’arrivée du train, les enfants crient et pleurent.
Jacques : Ne vous inquiétez pas, on va s’en sortir.
Jean pleure. Il a peur.
Dora : Jean, calme-toi.
Le train s’arrête brusquement. Des ordres sont criés en allemand.
Jacques : Je crois qu’on est arrivés.
Les portes s’ouvrent.
Jacques : On reste toujours ensemble ! Quoi qu’il arrive !
Ils se prennent tous la main.
Lorsque les portes s’ouvrent, les déportés descendent du train et se trouvent sur la rampe de sélection. Ils sont alors triés en deux rangs selon leur âge et leur capacité à travailler.
Le premier rang est composé des personnes jugées aptes au travail qui sont plus tard affectées à des travaux forcés. Des baraquements leur sont attribués, dans lesquels il y a des lits superposés en bois, sans matelas et sans oreiller.
Le deuxième rang est composé de tous ceux que les nazis jugent inaptes au travail : principalement des personnes âgées ou malades, des enfants et des personnes fragiles. Ceux-là sont assassinés, dès le jour de leur arrivée au camp, dans les chambres à gaz.
Daniel Urbejtel, déporté dans le même convoi que les enfants Bender est jugé apte au travail grâce à son grand frère qui lui ordonne de rester près de lui.
« Mon frère est passé devant moi, il a été envoyé du côté des hommes (…) Contre toute attente, j’ai aussi été envoyé du côté des hommes. » « Ce qui est sûr c’est que si j’avais eu la liberté de choisir ma file, j’aurais alors choisi (…) celle par où sont passés Bernard et ses cousins Jacques, Dora et Jean. »[26]
Soldat nazi : @-(`/;.,°) !! _;(*`(« _ !
Dora : Il me fait peur.
Jacques : Ne t’inquiète pas, reste derrière moi.
Jean : Je veux maman, elle est où maman ? J’ai faim, je suis fatigué.
Il commence à pleurer.
Jacques : Je ne sais pas. L’émotion lui étrangle la gorge.
Jean : On va où Jacques ?
Jacques : Je ne sais pas, suivons les gens.
Jean : Oh Tauba ! Il veut se précipiter pour rejoindre sa tante mais Jacques le retient.
Jacques : Reste à côté de moi Jean. Ne t’inquiète pas, on va la rejoindre, nous sommes dans la même file.
Dora voudrait courir vers sa tante, émue de voir un visage familier.
Jean : Tata, tata…
Elle se tourne vers eux et les regarde.
Jean : Tata, elle est où maman ?
Les nazis conduisent ensuite les déportés jugés inaptes au travail vers l’arrière du camp. Là, ils se déshabillent et sont dirigés vers des salles qui ressemblent à des douches collectives. Ce sont en réalité des chambres à gaz.
Lorsque les portes se ferment, ils sont assassinés par l’émission d’un gaz, le zyklon B. Ils meurent asphyxiés.
Les Sonderkommandos, eux-mêmes déportés juifs, sont chargés de trier les effets personnels des déportés assassinés, de déplacer les corps vers les fours crématoires où ils sont ensuite brûlés. Les cendres sont dispersées près d’un étang situé dans le sous-bois.
Dix membres de la famille Goldstein-Bender ont passé les portes du centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau. Sur ces dix vies, huit ont été arrachées. Josek Chaïm Bender et ses trois enfants Jacques, Dora et Jean. Thérèse Goldstein et Sonia Goldstein, tantes des enfants. Bernard et Daniel, cousins des enfants.
Exceptés Josek Chaïm, déporté par le convoi n°4, et Elieser Goldstein, déporté par le convoi n°61, ils ont tous été déportés par le convoi n°77, le 31 juillet 1944.
Seuls le mari de Sonia, Wolf Goldstein, et son frère Elieser Goldstein, ont survécu.
Dora, Jacques, Mina et Jean Bender.
Dessin réalisé par Emma.
Après la Libération, nous ne savons pas exactement à quelle date Mina revient à Paris.
En revanche, nous savons que sa mère, Gita Goldstein, est restée au 10-12 rue des Deux-Ponts à Paris et y vit toujours à la fin de la guerre.
En 1948, elle constitue des dossiers de demande de certificats de déportation au ministère des anciens combattants et victimes de guerre.[27]
En 1951, elle constitue par ailleurs des dossiers de demande d’attribution du titre de déportés politiques pour chacun de ses trois enfants disparus[28]. Ce titre leur est attribué par décision ministérielle le 5 novembre 1954[29].
Des vies détruites … Mais le combat continue
Le prix Ilan Halimi a été décerné au projet qui est mené dans notre collège depuis l’an dernier. Cette distinction récompense le travail fourni par les élèves de l’an dernier et celui qui s’est poursuivi cette année.
Auparavant, nous ne connaissions pas l’histoire d’Ilan Halimi, ce jeune homme séquestré, torturé et laissé pour mort près d’une voie de chemin de fer à Sainte-Geneviève-des-Bois en janvier 2006. Reprenant un préjugé datant du Moyen-Âge, les bourreaux d’Ilan pensaient qu’il était riche car il était juif.
Sa tragique et émouvante histoire nous a scandalisés et nous a fait réfléchir sur les stéréotypes liés à chaque groupe de personnes.
Les actes antisémites commis au cours des derniers mois, les arbres plantés à la mémoire d’Ilan sciés et arrachés, les portraits de Simone Veil barrés d’une croix gammée, nous ont fait comprendre que le combat contre l’intolérance, le racisme et l’antisémitisme doit continuer.
Le travail que nous avons réalisé cette année nous a permis de retracer le parcours et d’écrire l’histoire d’une famille anéantie par la Shoah.
L’enfance et l’innocence de Mina, Jacques, Dora et Jean ont été brisées parce qu’ils étaient juifs. Cela n’aurait jamais dû arriver et ne doit jamais se reproduire.
Nous voulons à notre tour lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Ainsi, inspirés par l’exemple d’Otto Frank, le papa d’Anne Frank, nous avons eu à cœur d’interpeller nos camarades sur la nécessité de se mobiliser contre les discriminations.
Aujourd’hui, à travers ce travail, nous rejoignons ceux qui s’attachent à écrire l’histoire des victimes de la Shoah dont les derniers survivants disparaissent inéluctablement.
C’est à notre tour de transmettre cette histoire aux nouvelles générations.
Contributeurs : Les élèves de 3e1 et 3e2 du collège Michel-Richard Delalande (Athis-Mons), sous la direction de leurs enseignants Clément Huguet, Déborah Le Pogam, Clara Adjanohoun, Laëtitia Legros et Valérie Virole. Année scolaire 2018-2019.
Notes :
[1] Témoignage de Braham Zilberman, petit-fils de Pawa Sura (la soeur de Josek Chaïm), recueilli en octobre 2018.
[2] Dossier de demande de naturalisation déposé en 1927 par Samuel et Jochwet Goldstein. Archives nationales.
[3] Décret de naturalisation référencé sous le numéro 3140 x 25. Archives nationales.
[4] Extrait d’acte de mariage de Josek Chaïm Bender et Gita Goldstein établi à la mairie du 4ème arrondissement de Paris, le 10 janvier 1928. Archives de la Ville de Paris.
[5] Extrait d’acte de naissance de Mina Bender dressé à la mairie du 12ème arrondissement de Paris, le 28 juin 1930. Archives de la Ville de Paris.
[6] Extrait d’acte de naissance de Jacques Bender dressé à la mairie du 4ème arrondissement de Paris, le 28 juillet 1932. Archives de la Ville de Paris.
[7] Extrait d’acte de naissance de Dora Bender dressé à la mairie du 14ème arrondissement de Paris, le 29 juillet 1935. Archives de la Ville de Paris.
[8] Extrait d’acte de naissance de Jean Bender dressé à la mairie du 14ème arrondissement de Paris, le 22 mars 1940. Archives de la Ville de Paris.
[9] Ministère des Armées (www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr) et Mémorial de la Shoah (fonds UEVACJEA).
[10] Témoignage de Mina Bender recueilli en décembre 2018.
[11] Audition de Gita Goldstein réalisée le 27 octobre 1952. Service Historique de la Défense, Division des Archives des Victimes des Conflits Contemporains, Dossier n°63.108 (Jacques Bender).
[12] Hélène BERR, Journal (1942-1944), « Jeudi 4 juin 1942 », Points, 2009, p. 54.
[13] Annette MULLER, La petite fille du Vel d’Hiv, Editions Denoël, 1991.
[14] Dossier d’enquête de la Préfecture de Police daté du 11 janvier 1943. Archives de la Préfecture de Police de Paris.
[15] Extrait du fichier de Pithiviers, Archives départementales du Loiret.
[16] Fiche d’internement de Josek Chaïm Bender au camp de Pithiviers, fichier de Pithiviers, Archives départementales du Loiret.
[17] Fiches de compte particulier, fichier de Pithiviers, Archives départementales du Loiret.
[18] Extrait du tableau des autorisations de visite du camp de Pithiviers, 16 juin 1941, fichier de Pithiviers, Archives départementales du Loiret.
[19] Voir la biographie de Tauba (Thérèse) Goldstein sur http://www.convoi77.org/deporte_bio/tauba-goldstein/
[20] Raphaël ELMALEH, Une histoire de l’éducation juive moderne en France : l’école Lucien de Hirsch, édition Biblieurope, 2006, p. 190.
[21] Annette WIEVIORKA, Auschwitz expliqué à ma fille, Seuil, 1999, p. 22.
[22] Jean-Pierre GUÉNO (dir.), Paroles d’étoiles. Mémoires d’enfants cachés (1939-1945), Librio, 2002.
[23] Fiches de Jacques Bender, Dora Bender et Jean Bender, dressées au camp de Drancy le 22 juillet 1944. Archives nationales / Mémorial de la Shoah. Fiches Drancy enfants F9/5742
[24] Extrait du registre de déportation du convoi n°4, Mémorial de la Shoah.
[25] Témoignage de Daniel Urbejtel, 12 décembre 2018.
[26][26] Témoignage de Daniel Urbejtel, 12 décembre 2018.
[27] Dossiers n°63.108 (Jacques Bender), n°63.109 (Dora Bender) et n°63.110 (Jean Bender). Service Historique de la Défense, Division des Archives des Victimes des Conflits Contemporains, 21 P 423.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
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